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Erin Wall (Clémence) et Phillip Addis (Jaufré).

 

Spectacle phare de la cinquième édition du Festival d'Opéra de Québec, L'Amour de loin dans la mise en scène de Robert Lepage réalise à la perfection le but que poursuit depuis plus de 20 ans l'homme de théâtre québécois : mieux faire entendre la musique.

Pour traduire visuellement la partition envoûtante de Kaija Saariaho et donner corps à un amour sublimé qui s'exprime par-delà les mers et la mort, Lepage a conçu un dispositif scénique d'une grande originalité. Tout le plateau est traversé de nombreuses rangées de rubans sur lesquels sont disposés 28 000 pixels qui, grâce à une programmation que l'on devine fort complexe, donnent l'illusion que l'action se déroule véritablement au-dessus de l'eau. Les changements constants de couleurs de ces pixels et les mouvements des rubans composent des tableaux d'une beauté sidérante. Au début de l'opéra, la scène est plongée dans l'obscurité. Quelques lumières commencent à scintiller au fur et à mesure que l'orchestre enfle, puis c'est toute l'immensité de la mer qui s'offre à nos regards. En plus de refléter les incessants miroitements du ciel et les mouvements des vagues, les changements de couleurs permettent de caractériser les lieux de l'action : teintes froides associées à Jaufré et à la ville de Blaye, palette beaucoup plus chaude pour Clémence et l'Orient. Le procédé fait merveille, en particulier lorsque le poète, au cours de son voyage le menant vers sa dame, affronte les éléments déchaînés et au moment où Clémence lui apparaît en rêve.

L'autre innovation de cette mise en scène est une sorte de passerelle mobile composée de deux petites plates-formes séparées par une vingtaine de marches ; cette machine scénique un peu déconcertante de prime abord et parfois légèrement bruyante peut évoquer successivement une tour, un quai, une esplanade... C'est sur cet espace très limité qu'évoluent principalement Jaufré et Clémence, qui semblent suspendus entre ciel et terre, en apesanteur, un peu comme la musique hypnotisante de Saariaho. Le Pèlerin, quant à lui, est d'abord présent sous la forme d'une marionnette sur une barque, clin d'œil touchant au pêcheur du Rossignol (2009), avant de revêtir les traits de son interprète. Les choristes prennent place sous les rubans et demeurent en général invisibles, sauf lorsqu'ils s'adressent directement aux protagonistes. Cinq acrobates-marionnettistes ajoutent à la féerie du spectacle, notamment lorsque Jaufré voit en songe sa dame danser sur les flots et y plonger avec la grâce d'une sirène.

À cette proposition scénique des plus séduisantes correspond une interprétation musicale de haut niveau. Familier de l'œuvre qu'il a dirigée en Norvège et au Japon, Ernest Martínez Izquierdo effectue un travail exceptionnel avec l'Orchestre symphonique de Québec, qui offre une lecture admirable en terme de couleurs orchestrales et d'atmosphères ensorcelantes. En dépit de sa précision, le chœur ne sonne pas avec toute l'intensité que l'on pourrait souhaiter ; peut-être la faute en est-elle imputable à son éloignement en fond de scène. Erin Wall est une Comtesse de Tripoli en tout point superbe, aux aigus lumineux et jamais forcés ; son chant demeure toujours d'une grande noblesse, même dans les passages presque parlés et les éclats de la révolte après la mort de Jaufré. La même élégance se retrouve chez Phillip Addis, chantre passionné de l'amour courtois, dont la relative légèreté du timbre convient toutefois un peu moins bien au personnage que la couleur sombre et les graves plus solides de Dwayne Croft (créateur du rôle) ou de Gerald Finley (dans le DVD enregistré à Helsinki en 2004). Tamara Mumford, qui a déjà travaillé avec Lepage en chantant Flosshilde au Met, campe un Pèlerin à la sensibilité à fleur de peau et à la riche voix de mezzo, mais entachée d’un vibrato un peu gênant. Ce spectacle mémorable sera repris au Met de New York en 2016-2017.

L.B.


OEP483_2.jpgTamara Mumford (le Pèlerin), Erin Wall (Clémence) et Phillip Addis (Jaufré). Photos : Louise Leblanc.