OEP480_1.jpg

Jonas Kaufmann (Don José) et Kate Aldrich (Carmen). Photo : Philippe Gromelle / Orange.


Orange sous le Mistral demeure une expérience en soi. En ce soir du 8 juillet, on a retrouvé les souvenirs des Tristan et Norma mythiques des années soixante-dix – pour remonter aux plus anciens –, soirées magistrales confrontées elles aussi au déferlement d’une Nature aussi indomptable qu’impérieuse. Des équipes majuscules s’obligeaient alors à se surpasser dans une lutte de tous les instants contre une nouvelle dimension, celle d’un lieu dont les problématiques propres – son gigantisme, ses déséquilibres du son, la difficulté à y imprimer une image plus forte que son fameux mur – sont déjà des obstacles majeurs.

Carmen cette année n’aura guère été plus épargnée, même si l’on connut plus venteux et plus froid encore qu’en cette soirée. Reconnaissons que si sous cet aiguillon l’équipe a donné ce qu’elle pouvait de mieux, le handicap a été réel pour nombre des participants. Mais il a semblé sans effet sur celui pour qui l’on était venu, Jonas Kaufmann bien sûr, qui a, de fait, transcendé la soirée. Contre rafales et trous d’air, il a su garder sa présence sombre toujours aussi charismatique : ce n’est pas si difficile quand on a le physique et le sens du théâtre que l’on sait. Mais il a ébloui en y surajoutant une ligne de chant maîtrisée au point d’en devenir encore plus fascinante. Rares sont ses notes qui aient semblé être avalées ou déformées par la tourmente, tant sa technique d’émission et sa facilité de projection du son ont ici encore montré à quel point elle sont absolues. Indifférent aux éléments, son Don José, déjà fort bien documenté par le DVD, a répété une fois encore, entre pianissimi magiques et puissance tout aussi impressionnante, sa leçon : français parfait, nuancé autant qu’incarné, articulation et prononciation d’une exigence qu’on aimerait entendre chez nombre de nos compatriotes, et vocalité où la fascination l’emporte encore sur cette technique impériale. On n’a pas entendu, depuis l’Alagna solaire d’une autre époque, Air de la Fleur aussi sensible, duos avec Micaëla ou Carmen aussi ravissants et émus, aussi tendus et dramatisés. Avec à chaque moment cette marque infiniment personnelle qu’est ce timbre ombré, caractéristique désormais, lui permettant d’offrir un Don José victime d’un destin incontournable qui transforme magistralement le brave gars fadasse – voguant du sympathique au détestable – en héros de tragédie grecque, au point qu’on se demande pourquoi cet opéra a pour titre Carmen, et non José.

Eh oui, Jonas Kaufmann, qui retrouvait le théâtre antique après un unique Requiem de Mozart en 2006, écrase le plateau de son irrésistible personnalité. Certes, la fort belle Carmen de Kate Aldrich n’est pas indigne, tant s’en faut. Mais elle manque, face à lui, de dimension et d’aura, aussi bien sur le plan théâtral que sur le plan vocal. Si le grave est peu sonore, au moins nous épargne-t-elle des sons poitrinés à l’excès dont la vulgarité dessert trop souvent le rôle. Le chant est donc sinon racé, tout au moins d’excellente tenue. On aimerait simplement plus de chien, de trouble, de vertige, tant elle semble trop lisse, parfois trop saine, trop peu encline à faire délirer les mâles, trop peu rebelle pour faire trembler la société. Où donc est la « sorcière » ce soir ? Tout étant relatif, elle est certes à cent lieux de la fade Micaëla d’Inva Mula qui demeure ce qu’elle fut toujours, bonne, propre mais sans relief, sans personnalité forte, portant seulement la musique et son personnage au premier degré de la tradition la plus plate du rôle. L’Escamillo de Kyle Ketelsen, plus marquant, avec ses vrais graves – hélas vite emportés par le vent –, est plus satisfaisant, tandis que quelques voix moins reconnues (le Zuniga de Jean Teitgen, la Frasquita d’Hélène Guilmette, la Mercédès de Marie Karall, le Moralès d’Armando Noguera surtout) montrent des qualités à exploiter plus avant que dans de courts rôles. Mais on ne peut finalement appeler tout cela une grande distribution mémorable.

Le choix de la version avec récitatifs de Guiraud irrite toujours un peu, le fait d’y ajouter des coupures au dernier acte irrite plus encore. Curieux manque de confiance dans l’œuvre elle–même, ou réflexe réaliste par rapport aux chœurs, trop moyens, ou aux conditions atmosphériques ? C’est dommage vraiment, car la leçon d’orchestre voulue par Mikko Frank, toujours directeur musical en devenir du Philharmonique de Radio France, se serait sans doute mieux accordée à la version originale tant il flatte le détail et le raffinement instrumental, qui n’est pas la vertu première de ces récitatifs. Aurait-il dû prévoir une battue plus engagée, plus dramatique, et donc plus en phase avec les éléments ? Manquait assurément, audelà du plaisir sonore, ce sens du drame qui élève la triste nouvelle de Mérimée au rang des grandes tragédies théâtrales, mais qui n’atteignait pas ce soir-là aux vertiges requis du grand opéra.

Reste enfin la production, malmenée par le public au moment des saluts. Louis Désiré a choisi, en cohérence avec le chef, de proposer une leçon qui ne soit pas du « grand » spectacle, ce que semblait attendre le « grand » public du lieu. Sa scénographie est habile et élégante : en disposant sur le plateau et contre le mur les cartes éparses d’un jeu dont on ne verra finalement que l’as de pique et la dame de carreau, il inscrit l’image dans sa dimension inéluctable. Bonne idée dramaturgique, qui n’aura pas que des avantages. Car au delà du fait que l’épaisseur et la disposition de ces petits praticables rend l’espace scénique plus accidenté que de coutume pour les chœurs et même les solistes, le manque d’identité des lieux aura visiblement gêné une partie des spectateurs, pour qui un demi-cercle de lances plantées au sol entourant une série de chaises cannées blanches et noires n’est pas une plaza et, libéré de ses lances, n’est pas plus une taverne ou un défilé de montagne. Tout cela est pourtant fort beau et plutôt chargé de cet inéluctable destinée qui fait l’œuvre bien au delà de ses poncifs scéniques. Mais alors pourquoi, dans cette Espagne débarrassée de son anecdote – où les soldats sont en uniforme noir à revers jaunes quasi invisibles, où les brigands sont les mêmes débarrassés de leur veste, où les femmes sont vêtues de capes bien peu seyantes, où les toréadors portent leur habit de lumière –, n’avoir pas poussé l’ascèse plus loin ? Pour répondre au naturalisme qui reste toujours en demande aux Chorégies ? Ce mariage de la carpe et du lapin n’a pas produit non plus un grand spectacle, malgré une direction d’acteurs efficace et enlevée qui a fait la vraie tenue du spectacle – sans lui donner le vertige nécessaire.

Que restera-t-il donc de la Carmen d’Orange 2015, privée, en fait, d’une équipe impressionnante et de partis cohérents ? L’art du chant d’un ténor impérial, qui aurait été plus magistral encore dans son engagement – qu’on sait très réactif à celui de ses partenaires – s’il n’avait finalement eu comme seul rival à sa hauteur que le vent d’un soir.

P.F.

Notre édition de Carmen : L’Avant-Scène Opéra n° 26 (mise à jour 2007)


OEP480_2.jpg
Photo : Bernateau.


OEP480_3.jpg
Kate Aldrich (Carmen) et Kyle Ketelsen (Escamillo). Photo : Philippe Gromelle / Orange.