OEP479_1.jpgIolanta. Au premier plan : Vasily Efimov (Alméric), Maxim Aniskin (Robert), Dmitry Ulianov (René), Arnold Rutkowski (Vaudémont), Ekaterina Scherbachenko (Iolanta), Willard White (Ibn-Hakia), Pavel Kudinov (Bertrand), Diana Montague (Marta) et Karina Demurova (Laura).

Sept ans après une Zaide controversée, c’est avec une double production impulsée par Gerard Mortier au Teatro Real de Madrid en 2012 que Peter Sellars revient au Festival d’Aix-en-Provence. L’accueil est cette fois chaleureux – il faut dire que les enjeux intimistes et métaphysiques de Iolanta (Tchaïkovski) et Perséphone (Stravinsky) conduisent le metteur en scène à une lecture moins socio-politique que celle qu’il avait opérée avec le Singspiel mozartien et ses visions d’esclavagisme moderne.

Le décor épuré de George Tsypin – plateau quasiment nu, toiles de fond le plus souvent monochromes – est magnifié par les lumières de James F. Ingalls. Leur vibration profonde s’accorde intensément à ces deux intrigues qui, chacune à sa manière, évoquent le passage de l’obscurité à la lumière (cécité puis vision recouvrée pour Iolanta, descente aux Enfers et retour chez les vivants pour Perséphone). En peuplant la scène de chambranles hiératiques, la scénographie joue avec cette idée de seuil initiatique, symbolisme que la mise en scène évite soigneusement de surligner de façon redondante. Tout aussi discret, le rapport complémentaire qui unit la robe bleue des deux héroïnes et l’éclatant orangé solaire qui explose au moment des scènes finales, vient parfaire cet univers visuel hautement réfléchi mais presque secret dans ses signaux.

De bout en bout, la direction d’acteurs de Peter Sellars dévoile des tensions intérieures (l’entrée de Robert et Vaudémont, semblant lutter contre eux-mêmes), repousse l’horizon (Eumolpe est aveugle comme Iolanta, mais aussi comme Homère) et fusionne la gestuelle des protagonistes avec une chorégraphie chorale à la grâce élégiaque. La part dansée de Perséphone, au poids particulier, est également dévolue au ballet classique cambodgien – avec des danseurs de l’Amrita Performing Arts –, un genre ancestral qui entre en résonance aussi bien avec les sonorités ritualisées de la partition de Stravinsky qu’avec le thème de la « résurrection » – il fut éradiqué par les Khmers rouges avant de pouvoir renaître à sa tradition. Dans Iolanta, l’insertion de l’Hymne des Chérubins, pièce sacrée pour chœur a cappella de Tchaïkovski, élargit également le propos, conférant à l’épiphanie des scènes finales une dimension à la spiritualité plus lumineuse encore.

Comme à Madrid, la direction musicale est confiée à Teodor Currentzis – ici à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, où la production accostera en 2016.  Son geste ample et généreux, aussi attentif qu’électrique, fouille les deux œuvres dans leurs plus intimes sonorités, sachant aussi bien le lyrisme tragique de Tchaïkovski que la transparence métallique de Stravinsky. Le Chœur de l’Opéra de Lyon, placé sous la direction de Bohdan Shved, est tout simplement remarquable : son Hymne des Chérubins convoque des sonorités à la profondeur de cathédrale, le spectre des voix s’étend avec une générosité, une brillance, superbes, et dans Perséphone la palette de nuances jusqu’à l’infime est admirable.

Radieuse et poignante, la Iolanta d’Ekaterina Scherbachenko s’impose aussi par la délicatesse de ses intentions. Magistral René déchiré de Dmitry Ulianov, magnétique Ibn-Hakia de Willard White – dont le charisme compense le métal perdu –, Robert d’autorité de Maxim Aniskin, Vaudémont véhément d’Arnold Rutkowski (annoncé souffrant au soir du 11 juillet sans que cela n’entache sa prestation), très belle Marta chaleureuse de Diana Montague, rôles secondaires sans faille : le plateau de Iolanta est homogène, sensible, incarné. Celui de Perséphone réussit à ne pas faire sentir le hiatus entre Eumolpe, que Paul Groves sert d’un ténor intériorisé et subtil et avec de réelles qualités d’élocution, et la protagoniste, rôle parlé auquel la voix douce et presque enfantine de Dominique Blanc confère une candeur fervente. Léger bémol : sa sonorisation réverbérée, sans doute utile d’un point de vue dynamique, crée un effet acoustique un peu maniéré qui solennise ce que la mise en scène et l’interprète concourent au contraire à humaniser.

Le Festival d’Aix-en-Provence poursuivra jusqu’en 2017 un cycle Stravinsky auquel Peter Sellars n’est pas étranger, lui qui approfondit depuis plus de vingt ans sa fréquentation du compositeur : son autre « double production » Oedipus Rex / Symphonie de psaumes fut le second jalon de son travail stravinskien après L’Histoire du soldat et avant les Pièces bibliques, témoignant à chaque fois de la rencontre du mythe et d’une spiritualité humaniste.

C.C.

A lire : notre numéro spécial Opéra et mise en scène : Peter Sellars, L’Avant-Scène Opéra n° 287 et Iolanta, L'ASO n° 290.


OEP479_2.jpgPerséphone. Belle Chumvan Sodhachivy (Déméter), Nam Narim (Démophoon), Paul Groves (Eumolpe) et Dominique Blanc (Perséphone). Photos : Pascal Victor.