OEP478_1.jpgAnna Prohaska (Morgana) et Patricia Petibon (Alcina).

 

Trente-sept ans après la dernière Alcina du Festival d’Aix-en-Provence – c’était en 1978, avec Christiane Eda-Pierre dans le rôle-titre et Teresa Berganza en Ruggiero –, saluons d’emblée l’audace d’une production où chacun effectue sa prise de rôle : le cas est rare, pourrait prêter à péril mais s’avère ici le gage d’une cohésion d’énergies à la belle spontanéité. Et ce, jusque dans les rôles secondaires : splendide Melisso de Krzysztof Baczyk, Oronte raffiné d’Anthony Gregory et, en Oberto, un boy soprano tel que Haendel l’avait souhaité, fragilité sonore qui atténue tout ce que le personnage peut avoir d’artificiel – Elias Mädler, au soir du 10 juillet, fait preuve d’une musicalité, d’une rondeur de timbre et d’une maturité de chant impressionnantes.

De son mezzo profond et intense doublé d’une présence scénique tempétueuse, Katarina Bradic dessine une Bradamante incendiaire face à laquelle le Ruggiero leggerissimo et très clair de Philippe Jaroussky semble un peu pâle, et parfois presque vert ; son chant fait pourtant merveille dans les volutes de zéphyr de « Verdi prati » mais convainc moins, malgré sa virtuosité, dans le fiorito héroïque. Le cast des deux magiciennes fonctionne mieux, voix sororales dans leur délié frivole, mais distinctes par une malice piquante pour l’une (délicieuse Morgana d’Anna Prohaska) et une féminité tragique pour l’autre : Patricia Petibon scotche la salle par l’intelligence de son portrait fouillé, dont on retiendra peut-être au plus haut un « Ah, mio cor » d’anthologie, des « T’amo tanto » qui, d’un dernier son effiloché, disent comme on a rarement entendu le déchirement intérieur de l’abandon.

Dirigés du clavecin par Andrea Marcon, les Freiburger Barockorchester sonnent ici avec une plénitude racée : un foisonnement de coloris et de textures, des récits éminemment captivants. Pourtant la longueur de l’ouvrage finit par apparaître lorsqu’on tend à en conserver tous les airs (et tous les da capo) : certaines redondances se révèlent et font retomber la tension d’un théâtre sonore pourtant fortement dessiné.

Désormais fidèle du Festival, Katie Mitchell y propose sa quatrième mise en scène après Written on Skin en 2012, The House Taken Over (2013) et Trauernacht (2014). Troublant écho à la scénographie de Vicki Mortimer pour Written on Skin, le décor de Chloe Lamford cloisonne l’espace en deux étages et leurs différentes pièces, en coupe frontale. Le dispositif permet à la fois de figurer l’« atelier-laboratoire » où Alcina métamorphose ses amants (grâce à une machine droit issue de la SF vintage) et, au rez-de-chaussée, de révéler au spectateur son secret de séduction : les deux sœurs sont de vieilles sorcières auxquelles un philtre donne l’apparence de la beauté dès qu’elles franchissent les « portes magiques » menant à leur nid d’amour. De fausses cloisons permettent alors de subtiliser deux actrices aux chanteuses (et inversement), en un jeu remarquablement réglé. Ludique et pertinent, ce jeu n’en est pas moins chargé, répétitif et appuyé d’un ballet de servantes aux évolutions ralenties certes virtuose et hiératique, mais parfois gratuit. Du coup, une certaine froideur réflexive envahit le plateau, alors que la mise en scène place haut le sexe et ses appas : entre Morgana SM, Alcina gourmande, Bradamante-Lara Croft et Ruggiero à qui l’on réclame moult gâteries, tout ce beau monde passe beaucoup de son temps au lit – du reste fréquemment changé par les domestiques… L’émotion se refuse à force de se chorégraphier, et l’on est plus saisi par le théâtre d’une âme individuelle, grâce à l’incarnation absolue de Patricia Petibon, que par celui d’une production paradoxalement plus corsetée que sensuelle.

Chantal Cazaux

A lire : notre édition d’Alcina L’Avant-Scène Opéra n° 277.


OEP478_2.jpgPatricia Petibon (Alcina) et Anthony Gregory (Oronte). Photos Patrick Berger.