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Franz Josef Selig (Osmin) et Rachele Gilmore (Blonde).

 

Dès avant la première, le petit monde de l’opéra bruissait d’une rumeur inquiète : L’Enlèvement du festival d’Aix serait non pas au sérail, mais chez les djihadistes. En réalité, Martin Kusej a déplacé la « turquerie » de Mozart dans la poudrière des années vingt, un Orient dépecé par les Occidentaux et qui nourrit en son sein des germes promis à explosion un siècle plus tard.

Les récents attentats ont certes poussé la direction du Festival à atténuer visuellement deux moments de la mise en scène qui entraient en résonance trop cruelle avec l’actualité – l’un, quand les Janissaires filment pour leur propagande leurs prisonniers humiliés, l’autre, quand on rapporte les têtes décapitées de leurs victimes. Mais si cette vision profondément pessimiste de L’Enlèvement choisit de douter de la légèreté du Singspiel et de son happy end, elle s’appuie somme toute intelligemment sur le livret pour prendre très au sérieux le personnage d’Osmin : ses propos, entendus ainsi, peuvent donner froid dans le dos. La grande intelligence du metteur en scène est d’ailleurs de ne jamais le caricaturer ; Franz Josef Selig, timbre de bronze et présence impénétrable, lui confère une véritable épaisseur menaçante, sans bannir néanmoins sa dimension comique : une prouesse. Le Pacha Selim est également dessiné de façon complexe, pivot politique et mental des enjeux avancés : magnifique Tobias Moretti qui déploie des nuances de jeu virtuoses et dont la folie froide, quoique horrifiée par la brutalité de son homme de main, n’en est pas moins effrayante.

D’où vient alors que cet Enlèvement, si tendu sur le papier, suscite en représentation un regrettable ennui ? De multiples facteurs. Le mieux étant l’ennemi du bien, Kusej et son dramaturge Albert Ostermaier croient nécessaires d’actualiser les dialogues – l’opéra, temple des conventions théâtrales muées en aiguillons créatifs, n’en demande pas tant. Que Pedrillo réclame une bière n’est que de peu d’effet quand la lenteur psychologique des échanges, où le silence résonne comme une cathédrale, plombe le rythme de la soirée. Ils choisissent également de les adapter à la langue des personnages… tout en appliquant leur règle de façon bien fantaisiste. Devenus anglais (au lieu d’être espagnols), les captifs s’expriment dans la langue de Shakespeare revisitée par la screwball comedy : on a parfois l’impression d’entendre Constance-Katherine Hepburn et Blonde-Miriam Hopkins porter la culotte, face à un Osmin qui, inexplicablement illuminé d’une science argotique américaine, déclare à Blonde « you turn me on ! ». Enfin, la fuite des quatre prisonniers, développée en trois scènes muettes figurant trois journées d’errance dans le désert, paraît superflue car elle n’a pas le temps scénique d’installer l’émotion – malgré le beau décor évocateur d'Annette Murschetz.

Même Jérémie Rhorer semble engourdi par ce trop-plein d’idées dépareillées : ses tempi ici très lents déjouent les possibilités du Freiburger Barockorchester, dont les sonorités sèches sont encore appauvries, en ce soir du 8 juillet, par le vent violent soufflant dans l’Archevêché. Un vent qui rend plus précaire encore la projection ténue de Daniel Behle, un Belmonte pourtant superbe de musicalité mais dont le chant ne se déploie que rarement. L’équilibre est ainsi perdu face au Pedrillo plein de verve de David Portillo, d’une belle tonicité. Radieuse Blonde aux aigus aisés et brillants, Rachele Gilmore n’a que le défaut de manquer du poitrinage nécessaire pour parodier les graves d’Osmin : le portrait vocal en serait complet. Quant à Jane Archibald, malgré quelques aigus tendus et des phrasés manquant parfois d’égalité, elle incarne une très attachante Constance sensible et déchirée. Si l’homogénéité vocale fait défaut à leur quatuor, une homogénéité théâtrale les unit en revanche dans l’optique de la production.

Bien qu’imparfaite et frustrante, celle-ci n’en demeure pas moins une proposition pénétrante pour lire entre les lignes ce Singspiel des Lumières. Où Selim, pacha éclairé, est dépassé sur sa droite par un fanatique qu’il a lui-même armé. Après le glorieux chœur final, que nos quatre otages soient libérés par Selim (dans le livret original) ou rattrapés et décapités par Osmin (chez Martin Kusej) ne tient qu’à ce fameux silence « mozartien » qui suit la dernière note. Osmin, lui, n’a pas chanté « Longue vie au pacha ». Il pense déjà, lui aussi, à ce qui va suivre.

C.C.

A lire : notre édition de L’Enlèvement au sérail – L’Avant-Scène Opéra n° 59


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Jane Archibald (Constance), Rachel Gilmore (Blonde) et David Portillo (Pedrillo). Photos Pascal Victor.