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Thomas Hampson (Arthus), Stanislas de Barbeyrac (Lyonnel, de dos) et Roberto Alagna (Lancelot, sur le canapé).

 

Le Roi Jordan

Unique opéra composé par Ernest Chausson et créé à la Monnaie de Bruxelles en 1903, quatre ans après la mort du compositeur, Le Roi Arthus a dû attendre 2015 pour faire son entrée à l’Opéra de Paris. On peut d’emblée regretter que ce soit dans une mise en scène au propos réducteur, mais souligner aussi que la soirée musicale est à la hauteur de l’événement, réunissant la fine fleur du chant français sous la direction musicale supérieure de Philippe Jordan. Son père Armin avait justement contribué à faire reconnaître l’ouvrage de Chausson, dans un enregistrement paru en 1986 chez Erato. Trente ans plus tard, Philippe Jordan hisse l’Orchestre de l’Opéra national de Paris sur les sommets requis par cette partition aussi bien inspirée par Wagner qu’imprégnée de couleur française : sa direction nette et ouverte laisse s’épanouir l’ample souffle de l’épique, tout en ciselant des transparences et des irisations d’une délicatesse et d’une subtilité inouïes.

Sous sa baguette, un Chœur de l’Opéra galvanisé (ténors à la fois conquérants et élégants, sopranos filant leurs aigus comme par miracle) et un plateau vocal comme rarement l’Opéra de Paris a pu en réunir d’aussi adéquat à un ouvrage et à un style, jusqu’aux plus petits rôles : le Laboureur de Cyrille Dubois (faisant suite, qui plus est, à un prélude de l’acte II où l’orchestre vaut pâmoison) mériterait à lui seul le déplacement ! François Lis (Allan), Peter Sidhom (Merlin), Stanislas de Barbeyrac (Lyonnel), Alexandre Duhamel (Mordred) font tous assaut de diction châtiée, de phrasé délié, de distinction du chant.

Roberto Alagna, par la radiance de son timbre et la perfection de son élocution, aurait tout du Lancelot idéal, n’étaient des imprécisions de mise en place et de justesse trop récurrentes malgré l’attention du chef qui le couve du regard et du geste ; le tic des sons pris par en-dessous, les nuances parfois oubliées (notamment dans les duos avec Genièvre), font regretter qu’un matériau à l’élégance intrinsèque ne soit plus peaufiné et surveillé. D’autant que sa Genièvre est ici d’une musicalité exemplaire : pas un son chez Sophie Koch qui ne soit attaqué dans le cœur de la note, pas une dynamique qui, en duo, ne soit dosée en fonction de son partenaire, et avec cela une colonne d’orgue pour soutenir un chant à l’homogénéité rare, des aigus rayonnants jusqu’au grave rond, sans rupture ni faiblesse. Pas aidée par sa robe de jeune fille en fleur, elle parvient pourtant à composer un personnage de femme ardente et fière, et sa mort est un moment de vérité sobre, sans pathos – ni ridicule, malgré ce curieux étranglement capillaire réclamé par le livret...

Quant à l’Arthus de Thomas Hampson, l’Américain a beau dévoiler la fatigue d’une voix maintenant matifiée, souvent poussée ici dans ses retranchements, il déploie une science technique infaillible pour en transcender les limites, en plus d’un sens musical indiscutable. Français de belle école, dignité du style et incarnation vibrante en font un Roi qu’on n’oubliera pas : halluciné dans la scène de Merlin, passant dans le finale de la désolation à un renoncement lumineux, il porte sur ses épaules toute l’exaltation métaphysique et chevaleresque que Graham Vick a refusée à la production. Car de la scénographie de Paul Brown, on dira pudiquement qu’elle déconstruit le mythe d’Arthur (les Chevaliers oscillent entre Playmobils colorés et bande de hooligans, Carduel est une « Petite Maison dans la prairie » où Madame Ingalls recevrait son amant dans le jardinet en fleurs et où la Table Ronde n’est que celle du salon…) sans, hélas, rien proposer à la place qu’un prosaïsme de l’idée doublé d’une laideur de l’image. Le vide est donc béant, et il faut toute la foi, le talent et la dignité d’artistes tels Hampson, Koch et Jordan pour l’habiter, et rendre à Arthus son souffle et sa puissance. Le public ne s’y trompe pas, qui les acclame justement.

C.C.

Lire notre édition du Roi Arthus : L’Avant-Scène Opéra n° 285


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Roberto Alagna (Lancelot), Thomas Hampson (Arthus) et Sophie Koch (Genièvre). Photos : Andrea Messana / OnP.