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Dmitry Ulyanov (le Cardinal de Brogni) et Asmik Grigorian (Rachel).

 

Le croirait-on ? Le grand opéra, avec ses passions tragiques confrontées à la cruauté de l’histoire, est aujourd’hui plus actuel que jamais. Peter Konwitschny, pourtant, n’a pas voulu actualiser La Juive de Halévy, préférant lui donner une portée universelle. On se situe aux antipodes de la production viennoise de Günter Krämer, pleine de références à l’Autriche de Jörg Haider. Rien ne distingue ici les chrétiens des juifs, tous en costumes modernes, si ce n’est la couleur de leurs gants – la Pâque, au deuxième acte, perd ainsi sa spécificité. Et le metteur en scène renvoie les fanatismes dos à dos : Rachel, au troisième acte, est ceinturée de bombes, comme pour un attentat suicide – bombes que le chœur fabrique ensuite à la chaîne.

La production, tel le fameux Don Carlos viennois – d’ailleurs repris à Gand –, oscille entre la dérision et le tragique. Rachel ressemble à une pensionnaire, Eudoxie à une BCBG excitée, Léopold à un étudiant timoré. Eudoxie arrive chez Eléazar pintée au champagne, la Pâque tourne au vaudeville. Le lit conjugal trône au milieu de l’église… La violence du drame et des sentiments n’est pas éludée pour autant, notamment celle du face-à-face entre Eléazar et Brogni – et la foule a rarement paru aussi dangereuse de cruauté fanatique, toujours prête à lyncher le père et la fille. Le metteur en scène dénonce autant qu'il se moque. L’horreur de la fin, en revanche, est sublimée : le double martyre devient union mystique, Rachel et Eléazar, en costume blanc de mariés, disparaissent dans une nuit qui est peut-être lumière.

Du pur Konwitschny, donc – et comme pour Don Carlos encore, le chœur ou les chanteurs se répandent parmi les spectateurs. Il reste que ce va-et-vient perpétuel entre les deux registres, aussi virtuose soit-il, paraît parfois trop systématique. Et fallait-il couper ainsi, sous prétexte que certains numéros émoussent l’urgence du drame ? Le genre est ce qu’il est, après tout – avec son Chœur des buveurs, son Boléro d’Eudoxie… son ballet obligé, que le metteur en scène aurait pu détourner habilement comme il avait détourné celui du grand opéra de Verdi. Quant à déplacer la Cavatine « Dieu, que ma voix tremblante » et la faire chanter par Eléazar avant le troisième acte, devant le rideau baissé…

La direction de Tomáš Netopíl rend pleinement justice à la partition : claire, colorée, sans pompiérisme, ne perdant jamais le fil du drame – il aurait pu, sans difficulté, assumer l’intégralité de la partition. N’était un timbre acide, surtout dans l’aigu, Asmik Grigorian s’imposerait en Rachel, par la ligne et la noblesse déchirée de l’incarnation. Nicole Chevalier a l’agilité d’Eudoxie, assez corsée, cependant, pour donner de la substance à la Princesse, bien appariée au Léopold, léger et serré mais délié et stylé, de Robert McPherson. Les vrais Brogni se comptent, ceux surtout qui en possèdent la profondeur : Dmitry Ulyanov en est un, même si les graves sonnent moins timbrés que le reste de la tessiture, avec un phrasé de classe, jusque dans une Malédiction jamais éructée. Reste l’Eléazar de Roberto Saccá : timbre nasal, vibrato trop large, voix fatiguée sans doute par des emplois trop lourds, il ne peut assumer la vocalité du personnage, doit pousser ses aigus, escamotant du coup la fin de « Fille chère » – au moins a-t-on gardé la cabalette. Certes, l’interprétation est intense et émouvante, mais le rôle exige l’appropriation d’un certain style français, incarné par le créateur Adolphe Nourrit.

D.V.M.

Voir notre édition de La Juive : L’Avant-Scène Opéra n° 100


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Roberto Saccà (Eléazar). Photos : Annemie Augustijns.