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Nicolas Le Riche (Snaut/danseur), Rihoko Sato (Hari/danseuse) et Vaclav Kunes (Kelvin/danseur).

 

Il n’est pas si fréquent qu’un roman moderne donne lieu à deux adaptations lyriques coup sur coup : après l’ouvrage de Detlev Glanert, créé au Festival de Bregenz 2012, voici le Solaris de Stanislaw Lem (1961) servant d’inspiration au nouvel opus de Dai Fujikura, présenté cette semaine en création mondiale au Théâtre des Champs-Elysées.

Précisons d’emblée qu’on assiste à une performance, mais qu’on n’entre pas dans un ouvrage dramatique. Il s’agit plus d’un ballet chanté que d’un opéra : la danse, ininterrompue, est au cœur du projet comme du plateau, c’est elle le véritable discours – que celui des chanteurs, immobiles à l’avant-scène le plus souvent, semble doubler par intermittences plus que susciter ou expliciter. Non que le projet ne soit légitime, d’autant que la chorégraphie de Saburo Teshigawara, virtuose et cinglante, est en soi matière à admiration, tout comme la réalisation habitée qu’en offrent notamment Rihoko Sato et Nicolas Le Riche. Mais cette dissociation de principe, en fragmentant les personnages entre un corps dansant et un corps chantant (fragmentation mise en abyme dans le cas du rôle principal, doté de deux interprètes vocaux), oblitère toute alchimie théâtrale et organique.

Chorégraphe, Saburo Teshigawara est également librettiste – son adaptation reste altièrement elliptique et allusive, redondante parfois, en tout cas n’offre aucune prise extérieure à qui ne connaîtrait déjà les tenants et aboutissants de l’intrigue de Lem ou les traits et destins de ses personnages. Sans passé ni épaisseur ou évolution, ils tournent ici en circuit fermé. Là encore, cette position de départ est un geste fort mais s’oppose à toute construction dramatique, ne délivre ni accroche, ni tension, ni résolution, sinon abstractisées. Une abstraction à l’unisson avec une scénographie épurée à l’extrême et des lumières à la monochromie impérieuse, cisaillant le regard – un univers lui aussi entièrement signé par Saburo Teshigawara.

C’est presque « derrière » ce monde visuel puissant que l’on perçoit la musique de Dai Fujikura. Volontiers magmatique (qui s’accorde alors à l’Océan mystérieux qui recouvre la planète de Solaris, trop fugacement évoqué en exergue au spectacle par quelques minutes de vidéo 3D – avec lunettes adéquates –, où une matière au grain fractal révèle, lors d’un long zoom arrière, son infinitude), elle travaille pourtant l’interruption et le changement incessant de matière sonore (notamment par le biais d’une réalisation informatique qui joue du temps réel sur des modes variés) : ce qui pourrait être richesse s’ajoute ainsi à la liste des ingrédients qui maintiennent le spectateur/auditeur à distance. Et pourtant ! l’Ensemble Intercontemporain est en état de grâce, sous la direction d’Erik Nielsen qui obtient des moments inouïs (on n’oubliera pas de sitôt les deux violons entrelacés de Hae-Sun Kang et Diego Tosi), et les solistes vocaux, remarquablement investis – tout particulièrement Sarah Tynan, dont la voix radieuse et charnelle tout à la fois, et l’expressivité intérieure très intense, parviennent à faire oublier la froideur du dispositif qui l’entoure. Mais c’est par l’écriture vocale que pèche la partition : là où langages scénographiques, chorégraphiques et orchestraux jouent la carte d’une modernité clinique, la vocalité des personnages semble tournée vers le passé, monotone et sans invention particulière, tout comme ses anamorphoses informatiques rattrapent involontairement les effets de vocodeur d’une science-fiction datée.

Devant l’absence d’émotion malgré un sujet qui, en croisant l’homme et le cosmos, touche au Mystère, devant l’ennui poli suscité par tant de moyens déployés, la déception est réelle.

C.C.


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Sarah Tynan (Hari), Rihoko Sato (Hari/danseuse), Vaclav Kunes (Kelvin/danseur) et Leigh Melrose (Kelvin). Photos : Vincent Pontet.