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Vue d'ensemble.

 

En résidence à l’ENO où il montait pas plus tard qu’en novembre 2014 The Gospel According to the Other Mary de John Adams, Peter Sellars y présente sa production de The Indian Queen, initialement montée en 2013 à l’Opéra de Perm puis au Teatro Real de Madrid, co-producteurs de l’entreprise.

A partir de l’opéra inachevé de Henry Purcell, le metteur en scène réalise une adaptation qui est aussi une création très personnelle : la partie musicale est enrichie de nombreuses pièces chorales de Purcell, et le matériau dramatique est renouvelé, cédant la place à des extraits du roman de Rosario Aguilar The Lost Chronicles of Terra Firma, servis par la comédienne Maritxell Carrero. Ce texte déplace l’action originale de The Indian Queen (une guerre imaginaire entre les Mexicains et les Péruviens, en des temps précolombiens) après la Conquista, en narrant l’asservissement des Mayas par les premiers Européens. Sellars rappelle volontiers combien, pour lui, Purcell et John Dryden, l’auteur de la pièce originelle, ne pouvaient ignorer le choc de la dévastation provoquée par le grand incendie de Londres en 1666, ni la présence, dans la société londonienne, des échos directs et visibles de la Conquista – allant des produits importés aux fortunes récentes intimement liées à ces nouveaux marchés humains. Le fil du temps et des héritages se tisse d’ailleurs jusqu’à nos jours en la personne de Gronk (Glugio Nicandro), artiste chicano, peintre et graffeur, auteur des panneaux servant de décor à la production : leur éclat coloré, leur esthétique à la fois âpre et naïve – où l’on pourrait trouver l’esprit d’un Basquiat –, évoquant par touches discrètes les symboles précolombiens, convoquent aussi bien la violence sociale qui opprime les cultures premières que la violence intellectuelle qui mésestime les arts de rue – mieux : les relient directement. En cela, la production est exemplaire du travail, de la réflexion et de la quête de Peter Sellars : elle nous interpelle, en faisant de The Indian Queen non pas une charmante fantaisie exotique mais le lieu d’un questionnement sur le choc des cultures et des pouvoirs.

Reste que les trois heures de spectacle auxquelles aboutit ce travail s’étirent parfois bien longuement, sans parvenir à créer une tension dramatique réelle. La prédominance de la musique chorale empêche de voir se dessiner de véritables figures de protagonistes vocaux, et les fragments de texte parlé sont souvent longs et surtout redondants – malgré les belles qualités de Maritxell Carrero qui, gardant l’exacte distance entre engagement scénique et neutralité narrative, parvient à une expression intense et intérieure, très digne. Sans doute aussi le manque de souffle est à imputer à une interprétation musicale trop sage. Car les forces en présence sont celles de l’ENO, placées sous la direction de Laurence Cummings – au contraire de Madrid qui voyait opérer Teodor Currentzis à la tête de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra de Perm. Cummings délivre une lecture étonnamment placide et sans reliefs autres que ceux que l’on devine suscités par Peter Sellars (de longs silences notamment, venant interrompre le fil du chant et le rendant soudain, par creux, impérieux) ; et les chœurs de l’ENO, malgré leur belle élocution anglaise, n’ont sans doute pas les qualités organiques des Russes venus à Madrid défendre le projet – les soprani sont souvent au bord de leur soutien ou de leur justesse. Parmi les solistes domine Lucy Crowe (Doña Isabel), au chant aisé et altier ; un cran en-dessous techniquement, Noah Stewart (Don Pedro, le Conquistador) et Julia Bullock (Teculihuatzin, la Reine maya) sont néanmoins profondément attachants, et l’on sent l’ensemble des interprètes, solistes et choristes confondus, très investis.

Malgré ses faiblesses dramatiques ou musicales, cette Indian Queen sème le trouble et reste en mémoire comme une saveur astringeante. Puisse l’ENO survivre à ses menaces budgétaires et perpétuer l’esprit d’une telle programmation.

C.C.


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Maritxell Carrero. Photos : Tristram Kenton.