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Vue d'ensemble.

 

Riccardo for President

De longues années d’approche philologique des opéras de Verdi nous ont presque fait oublier que la censure romaine, lors de la création d’Un bal masqué, avait souhaité situer l’action dans une région lointaine, la Nouvelle Angleterre, dernière frontière de liberté et de passions. Gouverné par Riccardo en souverain éclairé, Boston, pour Antonio Somma, devient laboratoire politique d’une nouvelle forme – plus démocratique ? – de gestion du pouvoir. Et c’est à partir de ces considérations/provocations que Damiano Michieletto, enfant terrible de la mise en scène italienne, a conçu une nouvelle production du chef-d’œuvre verdien, présentée à La Scala de Milan lors des célébrations verdiennes de 2013 et maintenant reprise pour une somptueuse inauguration de saison au Teatro Comunale de Bologne.

Or pour le talentueux metteur en scène vénitien, une nouvelle production s’impose simplement si « un plein d’essence » peut remettre en marche le moteur d’un opéra. Un bal masqué a donc été utilisé pour proposer une réflexion sur la politique américaine, reflet du monde occidental, et notamment sur les mécanismes d’une campagne électorale dont Riccardo, leader politique idolâtré et en même temps détesté, est le protagoniste jusqu’à la mémorable party finale. Point de maison du gouverneur, au premier acte, mais son quartier général, un immense bureau minutieusement équipé de photocopieuse et distributeur d’eau : Oscar, chargé des public relations, gère interviews et distribue t-shirts et tracts qui célèbrent « Riccardo incorrotta gloria », gloire non corrompue (!) – d’après le programme électoral énoncé illico pour animer les supporters (« Bello il poter non è, che de’ soggetti le lacrime non terge, e ad incorrotta gloria non mira. »). De façon très rusée, toutefois, on évite le piège de l’anecdotique ou de l’ironie à tout prix (comme pour la ballade d’Oscar, illustrée par une présentation powerpoint qui vise à disculper Ulrica) : car le décor visionnaire de Paolo Fantin, toujours dessiné en perspective biaisée, est comme immergé à l’intérieur de lourdes parois transparentes, éclairées par Alessandro Carletti de fumées qui rendent l’atmosphère générale onirique, voire cinématographique.

Les États-Unis, l’Occident que Michieletto raconte s’avère d’une actualité percutante. Ainsi, Ulrica n’est plus une diseuse de bonne aventure mais un gourou qui prêche une nouvelle évangélisation du monde, impose les mains, redonne la vue aux aveugles et guérit les paralytiques au cours d’une séance d’exaltation collective. Riccardo y assiste d’abord un peu ahuri, puis la transforme en événement public, après avoir convoqué télé et journalistes pour rendre compte de son dernier exploit. Plus tard, l’orrido campo – bien que simplifié par rapport à la production originale milanaise – est vraiment terrifiant : une périphérie urbaine dégradée et abandonnée, dominée par la présence d’une prostituée prête à tout pour garder son coin de rue. Véritable protagoniste de la première partie de l’acte, c’est elle qui cède à Amelia son imper, lorsque celle-ci est victime d’un vol à l’arraché – sac, fourrure et bijoux. Le quatuor final du deuxième acte, déformé par les lumières sinistres des phares de la voiture de Riccardo, est un miracle de finesse psychologique : non seulement Renato, le bodyguard du futur gouverneur, a été trompé par sa femme, mais celle-ci trahit par son habillement la conclusion d’une soirée qu’on peut imaginer transgressive et excitante, peut-être même un rendez-vous échangiste. Et cela non seulement déclenche la vengeance de Renato, mais rend désormais manifeste la crise d’un mariage qui survit simplement par amour d’un enfant.

Cette fresque haute en couleurs est confiée à la baguette de Michele Mariotti, qui inaugure ainsi son mandat de directeur musical à Bologne. A la tête d’un orchestre en état de grâce, il semble avoir longuement mûri toute la complexité d’une partition aux milles visages, aux multiples facettes. La légèreté, l’esprit, l’entrain du premier acte cèdent progressivement la place à la passion brûlante du deuxième, à la vibration sourde et inquiète imposée au grand duo d’amour, où l’explosion de sentiments, trop longuement refoulés, laisse présager la catastrophe. Savant meneur de jeu, Mariotti fait preuve d’un sens de la narration qui éclate au dernier acte, dans le tableau final surmené comme un angoissant thriller musical. Parfaitement intégrés dans sa vision, les chœurs – sous la direction très accomplie de Andrea Faidutti – et toute la distribution partagent cette approche.

Un seul bémol affaiblit le résultat d’ensemble, l’Ulrica d’Elena Manistina dont on apprécie le portrait scéniquement saisissant, beaucoup moins les creux de l’octave grave et le manque de projection. Une belle découverte est, par contre, l’Amelia de Maria José Siri, voix intensément lyrique, parfaitement à même d’exprimer le caractère sombre et tourmenté de son dernier grand air. Parmi les surprises on classera aussi l’Oscar de Beatriz Díaz, qui s’avère déjà prête pour des emplois plus importants. Ici elle assure avec aisance la partie aiguë des ensembles du premier acte et tire son épingle du jeu du bal masqué : dans le quintette de l’invitation, mais surtout dans un « Saper vorreste » sensuel et charmeur, piquant, ambigu et troublant.

Mis à part deux conjurés (Fabrizio Beggi et Simon Lim) finalement assez inoffensifs, les interprètes masculins remportent une adhésion inconditionnée. Le Renato corsé et étoffé de Luca Salsi, voix verdienne par excellence pour sa capacité de sculpter la parole mais aussi, lorsqu’il le faut (par exemple dans son air « Eri tu che macchiavi quell’anima »), d’alléger les sons dans la recherche de couleurs et nuances plus subtiles. Le Riccardo de Gregory Kunde est, pour sa part, presque miraculeux. Sa longue fréquentation du répertoire du primo Ottocento, la maturation d’un instrument vocal qui a gagné corps et consistance sonore, le soin d’un phrasé rarement plus naturel et lumineux caractérisent son gouverneur : folie et ironie, charme et charisme font de lui le seul héritier aujourd’hui possible de l’élégance et du style d’un Bergonzi. Icône insaisissable d’un pouvoir toujours souriant et astucieux, lors de la dernière party électorale il glissera derrière des dizaines de silhouettes en carton, le pouce levé en signe de victoire. Dans ce labyrinthe vertigineux la chasse à l’homme de Renato accumule une force cauchemardesque : un coup de pistolet arrête le dernier tour de valse du futur président et détruit son rêve, qui brûle comme l’immense panneau consacré à son « incorrotta gloria ». Riccardo comme Kennedy ?

G.M.

Voir notre édition du Bal masqué : L’Avant-Scène Opéra n° 237


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Gregory Kunde (Riccardo). Photos : Rocco Casaluci.