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Vue d'ensemble.

Histoires de soldats

 « Et je me suis tourné, et j’ai regardé toutes les oppressions qui se font sous le soleil ; et voici les larmes des opprimés, et il n’y a point pour eux de consolateur ! Et la force est dans la main de leurs oppresseurs, et il n’y a point pour eux de consolateur ! C’est pourquoi j’estime heureux les morts qui sont déjà morts, plutôt que les vivants qui sont encore vivants. »

Ecclésiaste, IV, 1-2.

L’Italie avait accumulé un retard franchement insoutenable : Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann, chef-d’œuvre du théâtre musical du xxe siècle, était encore inconnu aux spectateurs de la Péninsule. Il est donc emblématique que le nouveau surintendant de La Scala, Alexander Pereira, ait souhaité inaugurer son mandat par cette œuvre-phare d’un siècle « court » mais marqué par les ravages des guerres tout comme par les avant-gardes musicales. Coproduit avec le Festival de Salzbourg, où il avait été présenté au cours de l’été 2012, ce spectacle a été entre-temps plébiscité par la critique tout comme par le public : lors de la création à Milan, dix minutes d’applaudissements ont salué ces heureux débuts. Un enthousiasme entièrement à partager, surtout si l’on considère que la production, inspirée et conçue pour le plateau de la Felsenreitschule, a été repensée et rebâtie, dans le respect de l’interprétation originale.

D’hommes et de bêtes est, en effet, l’histoire que le metteur en scène Alvis Hermanis souhaite raconter : ou – mieux encore – d’hommes qui sont devenus presque des bêtes, frôlant un statut animal qui se répercute et se répète à travers les siècles. Fidèlement reconstruite, l’architecture du célèbre manège, creusé dans le rocher contre lequel est adossé le noyau central de la ville autrichienne, n’est pas seulement le cadre idéal pour la représentation : elle permet de multiplier dans le même espace les événements de l’action, selon l’intention « pluraliste » prônée par le musicien, mais aussi de relier la critique sociale du drame de Jakob Lenz, d’où est tiré le sujet de l’œuvre, à une contemporanéité crue et cruelle, visionnaire et fataliste. Un dortoir habité par des femmes et un salon de la haute bourgeoisie française sont aux deux extrêmes du plateau ; mais derrière les arcades de l’école d’équitation, le dressage des chevaux attire constamment les attentions des personnages et d’une multitude de soldats, spectateurs-voyeurs d’une triste parabole qui les concerne tous. Parmi d’innombrables balles de foin, les exercices des animaux vont de pair avec la formation de Marie, « fille à soldats » et protagoniste d’un véritable opéra d’apprentissage, d’une éducation sentimentale qui la mène à la misère puis la mort. Le portrait de la femme qui en découle est saisissant : trois générations se retrouvent sur le plateau, se confrontent et se reflètent, d’abord en robes à crinoline – dernières représentantes d’un Ancien Régime en voie de disparition –, puis dans les premiers daguerréotypes de nus féminins d’un siècle voué à la libération des mœurs, et à la fin avec le visage caché sous des masques à gaz. Qui est-elle, où va-t-elle ? Entre les deux grands actes du spectacle, un double de Marie, acrobate insaisissable, évolue sur un fil en équilibre précaire tendu tout au long de la scène.

En bas, entre-temps, c’est à la baguette d’Ingo Metzmacher que revient le mérite d’alimenter cette imposante et écrasante machine de guerre. Ancien élève de Michael Gielen qui était au pupitre en 1965 lors de la création des Soldaten à l’Opéra de Cologne, le chef allemand façonne, pétrit, sculpte, dès le prélude in ritmo ferreo, une matière musicale qui commence comme un bourdonnement sourd et angoissant, pour devenir ensuite une vaste fresque à laquelle les voix et l’orchestre contribuent tout autant que les interventions – bien plus concrètes – des cliquetis de couverts sur les tables du café. C’est un mécanisme d’horlogerie parfaitement roué, un époustouflant crescendo qui progressivement envahit toute la salle jusqu’à la déflagration du cri final : parfaitement réussie, la spatialisation des sources sonores fait appel à des masses disloquées tant dans les loges – jusqu’au quatrième rang, où se trouve le groupe du jazz combo – que dans la salle de répétition de l’orchestre, d’où l’exécution est amplifiée depuis le plafond. Œuvre d’art totale et totalisante, Die Soldaten frappe surtout pour le lyrisme de l’envol tragique, d’un souffle qui se traduit par une pulsation régulière, haletante, vibrante, synthèse de toute une civilisation musicale où des bribes d’un choral de Bach surgissent parmi les décombres d’une improvisation jazz, mémoire d’un passé dépourvu de futur.

Strictement imbriqués l’un après l’autre, l’un au sein de l’autre, des tableaux foisonnant d’humanité jettent une lumière caravagesque sur une foule de personnages, sur une galerie de portraits inoubliables. Parmi les soldats, on évoquera l’impénétrable et imprenable Stolzius de Thomas E. Bauer, liedersänger accompli d’un désespoir schubertien, et l’hystérie qui s’empare du Desportes de Daniel Brenna ; l’aplomb et l’élégance du capitaine Haudy de Matjaž Robavs, la séduction du jeune Comte de la Roche de Matthias Klink, jusqu’à la cruauté du capitaine Mary de Morgan Moody. Parmi les spectateurs du drame, avec le percutant Eisenhardt de Boaz Daniel, on garde à l’esprit la bonhomie et l’humanité souffrante du Wesener d’Alfred Muff ; et surtout les commentaires acérés du stupéfiant Pirzel de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, après Zednik et Clark le meilleur hohen Tenor de la scène contemporaine. Mais non moins importante est la distribution féminine, où l’on trouve – en équilibre parfait entre adhésion musicale et participation dramatique – l’émouvante vieille mère de Wesener de Cornelia Kallisch et le mordant de la mère de Stolzius incarnée par Renée Morloc. Puis un trio d’exception : les deux sœurs Wesener, Laura Aikin en Marie et Okka von der Damerau en Charlotte, et la Comtesse de la Roche d’une Gabriela Beňačková à la sensualité enivrante : les trois voix se superposent et s’enlacent, à la fin du troisième acte, avec une pureté et une morbidezza qui ne sont pas sans rappeler le finale du Chevalier à la rose ; sauf qu’ici la douceur du désenchantement cède la place à la compassion, à un sentiment de douleur partagée qui s’estompe dans un pianissimo mystérieux, transparent, troublant. La fin est ainsi annoncée, anticipée, presque souhaitée : par et pour la Marie sensationnelle de Aikin, petite fille inquiète de Lulu, de son insouciance et de son inconstance, voix cristalline jusqu’aux passages de colorature, lumineux soleil noir dans un huis clos étouffant et sordide. Voilà pourquoi, avant de disparaître dans la foule, cette Marie aussi enfantera un fils : il sera de paille et de foin, le seul fruit copieux d’un ventre stérile, mangeoire épuisée d’hommes et de soldats, de la brute qui y habite et prospère.

G.M.

Lire notre édition des Soldats : L’Avant-Scène Opéra n° 156


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Laura Aikin (Marie). Photos : Teatro alla Scala.