Un monde oppose Aleko, d’après Les Tziganes de Pouchkine et que le jeune Rachmaninov écrivit en moins de trois semaines, en 1892 à l’issue de ses études de composition du Conservatoire de Moscou, et Francesca da Rimini dont, douze ans plus tard, l’achèvement resta en deçà du projet initial par la faute du librettiste. D’un côté, un opéra vériste, façon Cavalleria rusticana, de l’autre, un drame musical post-wagnérien inspiré de l’un des épisodes les plus touchants de L’Enfer de Dante. Seule donnée commune : la vengeance d’un homme trompé (baryton-basse) qui, prenant sur le fait sa femme et son amant (soprano et ténor) les passe par le fer…

L’équilibre de cette production, étrennée en mai 2013 au Teatro Colón de Buenos Aires, tient moins aux spécificités des deux ouvrages qu’à leur complémentarité : l’un relativement connu, où la mélodie coule abondamment (le grand air d’Aleko, favori de Chaliapine, est au répertoire de toutes les voix graves), l’autre, rarement donné, beaucoup plus âpre et difficile d’accès – l’arioso tragique de Lanceotto ne se grave pas si facilement dans la mémoire. Les décors et costumes d’Helmut Stürmer tirent parti de cette opposition. Aleko se joue dans une sorte de clarté nocturne sur un terrain vague grillagé, devant les véhicules surannés des gens du voyage ; quelques guirlandes, certains costumes jettent des taches de couleurs crues. Le cadre de Francesca da Rimini, beaucoup plus sombre, évoque une arrière-cour fermée où convergent le flot des égouts et les effluves des ventilations : lors du prologue puis de l’épilogue, Virgile et Dante errent parmi des spectres en robes grises poussiéreuses ; lors des tableaux terrestres qui forment le centre de l’ouvrage, les protagonistes portent de riches vêtements médiévaux. À l’univers sauvage des Tziganes, d’où le crime est proscrit, s’oppose celui des seigneurs qui lavent froidement  leur honneur dans le sang.

Sensible et juste, la mise en scène de Silviu Purcarete ne se soucie pas de prendre le contre-pied du livret ; mais si la direction d’acteurs vise au réalisme, une troupe d’acrobates madrés introduit une distance malicieuse. Les danses d’Aleko, rythmées par leurs pirouettes, s’émancipent ainsi d’un folklorisme convenu. Parmi ces acteurs, deux ecclésiastiques douteux (un géant et un nain), ainsi qu’un ours, visiblement lié aux « mal léchés » (Aleko et Lanceotto), passent d’un ouvrage à l’autre. Dans Francesca, des mimes agitent des squelettes comme des marionnettes géantes. Ces manipulations de pantins en plastique censés figurer les damnés n’effraient personne. Elles seraient même dérisoires si, là comme dans l’ensemble du spectacle, Silviu Purcarete n’avait veillé à accorder le mouvement scénique, qu’il soit individuel ou collectif, à la pulsation musicale, sans la souligner pour autant.

L’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy semble désormais en phase avec la gestique généreuse de Rani Calderon. Le vaste prélude de Francesca, d’autant plus saisissant qu’il est exécuté à rideau baissé, en témoigne. Après avoir signalé la qualité des chœurs (en dépit de certains flottements au début d’Aleko), il reste à relever l’excellente tenue d’une distribution dominée par Alexander Vinogradov aussi exceptionnel dans Aleko que dans Lanceotto : alors que son Zaccharia, dans le Nabucco nancéien de novembre dernier, avait davantage convaincu par la puissance vocale que par l’intonation, il conjugue à présent l’éloquence, la présence dramatique et l’intelligence musicale. Gelena Gaskarova, qui durcit son timbre pour incarner l’effrontée Zemfira, réserve à Francesca noblesse, douceur et lyrisme. Elle forme un couple idéal avec le Paolo d’Evgeny Liberman, voix typique de ténor russe, claire et stridente. Premier moment d’émotion de la soirée, le récit du Vieux Tzigane donne le ton : l’engagement et l’humanité de Miklos Sebestyen laissent bien augurer de ce que réservera la suite.

G.C.