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Dans la ménagerie de verre

Renfermées dans une cage de verre, de noires silhouettes nous observent. On en découvrira les traits peu après, lorsque ses parois coulissantes s’ouvriront pour laisser passer un Dompteur de cirque, patron d’une ménagerie qui abrite une petite troupe de clowns aux visages plâtrés, personnages d’un manège triste et fantasque, bêtes sauvages et assassines : Lulu en est l’attraction majeure, Ève sensuelle et bouleversante déjà encadrée dans le tableau de Lucas Cranach, modèle prêt à être peint et fixé en image. Mais nous aussi sommes dans une autre cage, en verre et en bois : le magnifique opéra de Copenhague. Inauguré en 2005, ce théâtre est en effet une énorme boule de verre, dessinée par l’architecte Henning Larsen aux abords de l’île d’Holmen, à la place des anciens docks du port. Trois autres boules de verre semi-transparent, lumières miroitantes dessinées par Olafur Eliasson pour illuminer le grand foyer en marbre Perlatino de Sicile, planent en hauteur pour refléter l’espace environnant. En scène au Théâtre royal de Copenhague jusqu’au 6 février prochain, Lulu d’Alban Berg développe une réflexion intéressante avec le verre, matière première du spectacle, et ses relations avec ce théâtre.

Créée en octobre 2010, la production à laquelle nous assistons a marqué l’histoire de l’interprétation du chef-d’œuvre de Berg : pour la première fois on y présentait la nouvelle version signée par Eberhard Kloke, soucieuse de rétablir une édition philologiquement fiable du dernier acte resté inachevé, en lieu et place de celle orchestrée par Friedrich Cerha en 1979. D’où le souhait de revenir au texte d’origine, d’en saisir toutes les potentialités et d’en refléter les moindres détails, mais aussi d’en respecter la conception d’ensemble. L’orchestre maison, Det Kongelige Kapel, une phalange de 120 musiciens, répond à la houlette rigoureuse de Michael Boder, à son geste essentiel, à sa maîtrise d’une partition qui sonne acérée, insinuante et vénéneuse, puis carrément enivrante à partir du deuxième acte. D’où la fulgurante réussite d’un dernier acte où seule la musique effectivement rédigée par Berg a été utilisée, fragmentaire à la limite de l’aphorisme, essentielle jusqu’au seuil de l’indispensable : en un mot, sublime. La palette orchestrale se réduit, se rétrécit à tel point que, par moment, seuls un piano, un violon ou un accordéon – les deux derniers, sur scène – accompagnent les spasmes et l’ultime grimace non seulement de Lulu, mais de tout un monde à la lisière du gouffre. Sous le signe de la discontinuité et de la rupture, cette Lulu frappe par la quantité de dialogues parlés, qui n’ont aucun rapport avec la tradition illuministe du Singspiel mais plutôt avec celle du Melodram schönbergien : absence de chant, renoncement de la musique, création d’un musique autre, non moins expressive et tranchante.

Lulu gagne ainsi une différente dimension dramaturgique, un nouveau visage. Et c’est justement le miroir in(dé)fini, le verre dépoli, la barrière du cirque qui contribuent à le définir et le montrer. Tout d’abord parce que Lulu n’a pas un seul visage : comme le peintre puis ses amants essayent en vain d’en saisir les traits, ainsi les clowns en multiplient les portraits, l’image insaisissable, les contours de plus en plus prononcés et déformés. Dominant les aspérités d’un rôle redoutable, Sine Bundgaard est une époustouflante Lulu, d’abord Ève puis Pierrot lunaire et sanguinaire, danseuse étoile sur ses pointes et femme fatale coiffée d’orchidées, enfin masque épouvantable et affreux : un brin supplémentaire de folie, de démesure, d’excès, auraient rendu réellement inoubliable sa présence, par ailleurs vraiment charismatique. Comme dans une sinistre boîte à musique, six personnages en quête d’amour la côtoient, l’encerclent, l’étranglent. à commencer par le Dr. Schön auquel Ralf Lukas prête une enviable plénitude vocale, en passant par l’Alwa à l’intensité poétique et innocente de Johnny van Hal, jusqu’à la Geschwitz fiévreuse et engagée de Randi Stene, avec le Schigolch très timbré et sonore de Sten Byriel, un Peintre (Gert Henning-Jensen) au galbe lumineux et un Prince (Jens Christian Tvilum) aux couleurs expressionnistes. C’est à Lukas que revient la lourde tâche d’interpréter les quelques mesures de Jack l’Eventreur, conclusion tragique d’un chemin qui mène à la mort, après la perdition.

Avec ses prétendants et victimes, Lulu habite donc une ménagerie de verre, un cirque, une boîte à musique. Cet univers circulaire, qui se métamorphose sans cesse pour dévoiler ses nouvelles facettes au spectateur, a été conçu par les metteurs en scène Stefan Herheim et Alexander Brender, avec le concours du dramaturge Alexander Meier-Dörzenbach. Des clowns assistent à la représentation, s’y mêlent, aident à changer le décor, assument des rôles secondaires. Entre Picasso et Fellini, ils endossent des masques d’animaux, ouvrent et ferment un rideau – rouge comme le sang qui coule, tache et salit le verre ; aident Lulu à tuer ses innombrables maris pour récupérer une alliance qui passe d’un doigt à l’autre, maudite comme l’anneau wagnérien ; et deviennent le double des personnages, au dernier acte, reflets pervers d’images saisissantes. Certaines traversent la scène, ne serait-ce que pour un instant : Schigolch, ange et démon flottant dans l’air, faux acrobate mais véritable meneur de jeu ; un squelette en robe de mariée assis au piano d’Alwa ; le musicien au pupitre d’une fanfare grotesque, au début du dernier acte, pour redoubler l’orchestre et son chef ; et surtout l’orage qui gronde au finale, balada triste et ronde lugubre qui annonce le drame puis l’accomplit : comme dans Le Crime de l’Orient-Express, Lulu mourra sous les coups de parapluies noirs que tous ses amants lui infligeront sans pitié.

Pourtant il y plus que tout cela. Tel un écrin à surprises, la ménagerie cache la reproduction à l’échelle de l’ancienne salle du Théâtre royal de Copenhague, bâtie en 1874 et désormais consacrée à l’art de Lulu, la danse. Ses colonnes, son plateau et ses coulisses sont un décor carsenien – dessiné par Heike Scheele – qui se compose et décompose, souvenir du passé et reflet du présent, mémoire de trahisons et prémonition du châtiment ; et tout ceci est d’emblée synthétisé par la devise gravée sur son fronton – « Ei blot til Lyst », non seulement pour amuser – véritable mise en abyme du spectacle et regard critique de distanciation brechtienne. Hic et nunc, au théâtre, dans ce Théâtre, la copie devient l’original et l’éphémère s’installe définitivement. Non seulement pour amuser, mais pour tuer la réalité.

G.M.

Voir aussi notre édition de Lulu : L’Avant-Scène Opéra n° 181-182


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Photos : Miklos Szabo.