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Au centre, en gris : Leanne Cope (Lise). En l'air : Robert Fairchild (Jerry).

 

« Un Parisien à New York » : c’est d’abord ainsi que l’on doit saluer le nouveau musical-événement du Châtelet, tant l’impulsion et la persévérance de Jean-Luc Choplin, son directeur, en ont été les prémisses. Non content d’éduquer depuis 2006 le public parisien au répertoire du musical dans ce qu’il a de meilleur (Rodgers & Hammerstein, Bernstein ou Sondheim...), celui qui a réconcilié le Châtelet avec son histoire spectaculaire et interdisciplinaire (on y découvrit aussi bien Méliès que les Ballets russes, Salomé ou Show Boat) a voulu aller plus loin : coproduire avec Broadway la création mondiale d’un nouveau musical d’ores et déjà appelé à devenir un classique du genre – An American in Paris, d’après le film de Vincente Minelli (1951).

Pari gagné. Porté par la musique de George Gershwin et riche de dialogues vif-argent, le livret de Craig Lucas étoffe largement le scénario original en rapprochant l’action de la Libération de Paris : les personnages s’en trouvent enrichis, chacun devant se reconstruire après l’expérience destructrice de la Guerre. Le sujet principal, qui masque sous un marivaudage doux-amer (trois amis tombent, sans le savoir, amoureux de la même femme) un questionnement sur l’utilité de l’art – et de l’entertainment – dans la vie, en acquiert aussi une saveur plus urgente. Surtout, les concepteurs du projet ont su, tout en se démarquant du film pour éviter la simple « adaptation scénique », en conserver la singularité : la danse, et l’art pictural – avec pour apogée le grand American in Paris Ballet de 16 minutes, sur des décors inspirés de Dufy, Utrillo, Renoir… Or, coup d’audace et de génie, si ce ballet sera bien le clou du spectacle au second acte (dans une scénographie plus abstraite), c’est par un premier grand mouvement dansé que s’ouvre le musical, sur le Concerto en fa pour piano et orchestre : d’emblée le ton est donné, l’esprit est à la danse et au tournoiement liquide des décors. Il ne s’en départira plus. Le chorégraphe Christopher Wheeldon, qui signe aussi la mise en scène, réussit un sans-faute de classe et de peps, de charme et d’humour. Quelques clins d’œil à Gene Kelly ici, là une référence spectaculaire aux Follies à la Ziegfeld, balisent une chorégraphie magique de fluidité et d’élégance, tandis que les décors mobiles de Bob Crowley créent et modulent en temps réel des tableaux éphémères qui s’interpénètrent comme les destins des personnages et émergent par chimère d’un plateau devenu irréel. Paris rêve-t-il ?

La compagnie réunie pour l’occasion est un luxe de talents. En fosse, Brad Haak mène l’Ensemble instrumental du Châtelet au swing du jazz band comme à la tendresse de la love song. Sur le plateau, les héritiers de Gene Kelly et Leslie Caron forment un couple infiniment crédible et enthousiasmant – dont on peine à penser qu’ils sont danseurs avant que d’être comédiens ou chanteurs : Robert Fairchild, délié d’étoile avec un rien de mâle espièglerie ; Leanne Cope, femme-enfant pudique d’une grâce touchante. Les amis de Jerry Mulligan sont bien dessinés : Max von Essen est un Henri Baurel tourné vers le cabaret d’avant-Guerre, quand l’Adam Hochberg de Brandon Uranowitz se voudrait artiste maudit mais conserve son humour. Dans le rôle de Milo Davenport, la mécène croqueuse d’hommes, la silhouette gracile de Jill Paice apporte une désespérance classieuse. Prévoir, pour la mère d’Henri, un rôle intégralement parlé… à l’exception d’une intervention dansée soudain très technique (remarquable Veanne Cox), est un de ces petits luxes de conception et de production qui révèlent l’artisanat anglo-saxon dans sa plus superbe mécanique, et la qualité de formation de ses interprètes. Car, bien sûr, il serait vain de tracer ici des barrières entre ballet classique et soft shoe, belting voice et chant lyrique, corps souple et langue bien pendue : chacun glisse d’un mode d’expression à l’autre, et à un niveau supérieur.

Alors, Monsieur Choplin, pouvons-nous vous suggérer la prochaine étape des grandes retrouvailles de la France avec le musical américain : une académie de formation de jeunes danseurs-chanteurs-acteurs (et, pourquoi pas, compositeurs et arrangeurs), afin que « comédie musicale » ne rime plus, dans les médias comme vampirisés, avec certain spectacle parisien que nous ne nommerons pas ici… et que, pour votre prochain fait d’armes, vous puissiez présenter non seulement un Américain à Paris, mais « des Français à Broadway » ! En attendant, et parce que cela risque de prendre encore un petit moment… les Noëls du Châtelet restent la valeur sûre du musical in Paris.

C.C.


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Leanne Cope (Lise), Jill Paice (Milo), Robert Fairchild (Jerry), Max von Essen (Henri) et Brandon Uranowitz (Adam). Photos : Angela Sterling.