Le drame s’encombre

Malgré son ésotérisme apparent de conte philosophique, La Femme sans ombre possède un fort potentiel théâtral : entre abstraction spirituelle et incarnation humaine, l’univers multidimensionnel du livret d’Hugo von Hofmannsthal est d’une cohérence certaine.

Hélas, cette unité fait précisément défaut à la mise en scène de David Pountney, reprise cette saison à Zurich, qui étouffe l’intrigue sous une avalanche d’illustrations cacophoniques. Dans ce fatras esthétique, les relents surréalistes du monde impérial côtoient le kitsch orientalisant des artifices de la Nourrice pour s’achever dans une atmosphère de science-fiction évoquant davantage un mauvais film des années 90 que l’univers d’un Moebius ou du Kubrick de 2001 : l’odyssée de l’espace… La laideur des décors, des costumes et des éclairages (ce verdâtre pour signifier l’apparition des forces surnaturelles !) n’est pas excusée par un surcroît de puissance expressive ; au contraire, la surcharge visuelle et l’absence de réelle construction dramatique entre les personnages donnent à tort l’impression d’une action hermétique et désincarnée. Plus grave encore, la mise en scène agace par sa surdité lors de certains passages clés de la partition. Ainsi en est-il du réveil de l’Impératrice, moment de grâce éthérée gâché par l’irruption lourdement titubante du personnage, la tête enfoncée dans ses oreillers ; ou encore du dévoilement de l’Empereur pétrifié, gigantesque crescendo d’un orchestre au bord de la dislocation qui se traduit sur scène par les gesticulations ridicules d’une danseuse-faucon en culotte et bottes de cuir…

De plus en plus détaché des errances chaotiques de la mise en scène, nous sommes d’autant plus sensible aux splendeurs musicales de l’œuvre, magnifiquement restituées par les interprètes. L’exubérance de l’écriture straussienne permet en effet au Philarmonia Zürich de confirmer son rang de formation d’excellence : attaques précises, solos instrumentaux irréprochables ; l’orchestre est tantôt d’une légèreté aérienne, tantôt d’une densité tellurique (la rondeur des cuivres !). Sous la direction de Peter Tilling, l’ensemble évolue ainsi avec une grande homogénéité, en une trame abondante d’où émergent les motifs enchevêtrés – approche qui semble privilégier la puissance orchestrale concentrée plutôt que la clarté du contrepoint. A cette intensité de la fosse répond la vaillance du plateau avec, en première ligne, le couple impressionnant des Teinturiers. Pour ses débuts à l’opéra de Zurich, Evelyn Herlitzius semble toujours chanter Strauss avec la force d’un vécu profond, comme une source vive qui jaillirait d’elle-même. Et quels moyens vocaux ! Etendue de la tessiture, profondeur des registres, puissance de l’émission, naturel du phrasé… même si, devant la présence vocale écrasante (duos avec Barak…) et toujours à fleur de voix, nous pouvons parfois penser qu’il y a peut-être encore un peu trop d’Electre dans cette Femme du teinturier. Mais le rapprochement est certes facile. D’une émission plus discrète, le Barak de Thomas Johannes Mayer n’en séduit pas moins par la chaleur enveloppante de sa voix, l’attention portée aux détails et aux nuances, comme par la capacité de durcir ses inflexions dans les pages les plus tendues du rôle. Le couple impérial, également de haut vol, suscite néanmoins quelques réserves. Ainsi, nous préférons l’Empereur de Roberto Saccà dans la retenue émouvante de sa grande scène de l’acte II plutôt que dans les éclats italianisants qu’il donne à ses parties du I et III. Quant à l’Impératrice d’Emily Magee, malgré un timbre séduisant et une ligne vocale soignée, son chant très contrôlé peut manquer de fragilité et de transparence – au risque parfois de paraître artificiel. En Nourrice, Birgit Remmer joue efficacement son rôle d’élément perturbateur, quoique davantage de couleurs permettrait de mieux rendre toute l’expressivité du personnage. Le Faucon obsédant de Beate Vollack et les frères pittoresques de Valeriy Murga, Wen-Wei Zhang et Airam Hernandez complètent, entre autres, cette belle distribution.

A la fin du spectacle, ôtant leurs costumes, les acteurs partagent un bol de soupe sous l’œil du régisseur et l’éclairage brutal des projecteurs. Si cette image conclusive de la mise en scène peut maintenir le spectateur indécis sur le sens de l’opéra, le finale musical extatique efface ses doutes : à nos oreilles, la quête d’humanité de l’Impératrice trouve ici une résolution éclatante.

T.S.

Voir aussi notre édition de La Femme sans ombre : L’Avant-Scène Opéra n° 147.