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James Dillon (Miles) et Layla Claire (la Gouvernante).

Les fantômes du Tour d’écrou sont-ils des apparitions surnaturelles ou le produit de l’imagination impressionnable de la Gouvernante ? L’innocence des enfants est-elle feinte ou réelle ? La Gouvernante elle-même est-elle exempte de tout reproche dans ses rapports avec le jeune Miles ?

En laissant possibles plusieurs interprétations, la mise en scène de Jan Essinger (d’après un concept de Willy Decker, malheureusement tombé malade pendant les répétitions) s’appuie sur le ressort fondamental de l’œuvre : l’ambiguïté. Cette ouverture polysémique est rendue visuellement par le dispositif scénique de Wolfgang Gussmann : si les larges découpes et les couleurs claires du décor présentent de prime abord un aspect rassurant, la rotation continue du plateau – comme un écrou que l’on serre – et le jeu sur les contrastes d’éclairage instaurent un climat inquiétant. Dans cet espace neutre et clairement circonscrit, mais qui se dérobe sans cesse, les personnages apparaissent, disparaissent, s’écoutent et s’observent – facettes complexes d’une réalité fuyante et mystérieuse. L’incertitude est encore soulignée par l’aspect glaçant et les apparitions théâtrales des fantômes, le comportement insaisissable des enfants – entre innocence et corruption – et certains gestes déplacés de la Gouvernante envers Miles. La lutte entre celle-ci et Peter Quint prend alors une autre dimension, car le jeune garçon semble non seulement être sous le charme envoûtant du spectre, mais également sous l’influence (trop) affectueuse de la nurse – transposition inconsciente de son attirance pour le tuteur ? Ces mystères effleurés mais jamais dévoilés rendent ainsi avec intelligence le malaise de la nouvelle énigmatique d’Henry James, magnifiquement adaptée à l’opéra par Britten et sa librettiste Myfanwy Piper. Pourtant, certaines images fortes (comme la crucifixion mimée par les fantômes pendant la parodie de Benedicite) suscitent le regret d’une approche que l’on aurait souhaitée plus corrosive. A l’instar des changements systématiques du décor entre les scènes à rideau fermé, l’impression est celle d’une démarche bien pensée et contrôlée – quitte à perdre sur scène une partie de la fluidité et de la tension musicales.

Nonobstant cette petite réserve, le plateau vocal est à la hauteur de la mise en scène. En première ligne, Layla Claire relève avec talent le double défi de sa première Gouvernante et de ses débuts dans la maison zurichoise : émission bien dosée, profusion des couleurs, souplesse entre les registres… autant d’atouts qui servent une interprétation vibrante et engagée et font oublier les quelques (rares) imprécisions dans les pages les plus délicates du rôle. Hedwig Fassbender campe une Mrs Grose convaincante, malgré une certaine raideur dans les aigus et les changements de dynamique. Pendant sombre de ce couple positif, le duo des spectres est dominé par le Peter Quint terriblement radieux de Pavol Breslik, que l’on a plaisir à réentendre après son excellent Faust de la saison dernière. Si le timbre clair et l’émission maîtrisée rendent parfaitement l’impression de fragilité et de tendresse ambiguës que peut donner l’écriture pour ténor chez Britten, la souplesse vocale et le sens des nuances permettent au chanteur de triompher des arabesques et chausse-trappes mélismatiques qui jalonnent la partition. Enchaînée au triste sort de cet horrible amant, Giselle Allen sait restituer les couleurs sombres et les accents lancinants qui conviennent à l’infortunée Miss Jessel. Enfin, le couple d’enfants de James Dillon et Emma Warner apporte une touche cristalline mais faussement innocente à ce sombre tableau. Sous la main vigilante de Constantin Trinks, les treize instrumentistes de la Philharmonia Zürich conjuguent rigueur et intensité dans un mouvement orchestral qui impressionne par le soin apporté au détail des couleurs instrumentales, la fluidité des transitions et l’énergie nerveuse des dialogues entre les registres.

Sans être parfaite, cette nouvelle production zurichoise du Tour d’écrou restitue donc pleinement la richesse et la densité de l’opéra, tout en réussissant, par la tension graduellement distillée sur scène et dans la fosse, à saisir le spectateur d’une savoureuse angoisse.

T.S.

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Giselle Allen (Miss Jessel), Layla Claire (la Gouvernante) et Pavol Breslik (Peter Quint). Photos : Monika Rittershaus.