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Joelle Harvey (Zerlina) et Rod Gilfry (Don Giovanni) ; au fond : Kristine Opolais (Elvira).

 

Le Festival persiste et signe : en reprenant cette année le Don Giovanni mis en scène par Dmitri Tcherniakov en 2010, Bernard Foccroulle réaffirme sa confiance dans la proposition du metteur en scène russe, bien qu’elle ait suscité de vives polémiques lors de sa création. Déjà en 2010 nous faisions partie des non-convaincus – voire franchement énervés – par les libertés prises par Tcherniakov avec l’opéra (lire ici). Le cru 2013 reposant sur le même cépage hautement frelaté, notre réaction est la même : quoiqu’en dise Tcherniakov dans le programme de salle (“ce que je mets en scène, c’est l’opéra de Mozart”), il se complaît à distordre argument et enjeux, narration et intentions, afin de les faire entrer au forceps dans un concept autoritaire qui, de Don Giovanni, oublie aussi bien la métaphysique (la punition du dissoluto ? une vendetta familiale) que la dimension giocosa (supprimés, les quiproquos d’identité), la sujétion maître/valet (Leporello ? un “parent” du Commandeur !) que l’opposition aristocratie/paysannerie (Zerlina ? la “fille” de Donna Anna !). Ajoutez des rideaux intermédiaires et de longs silences – interrompant à plaisir l’action la plus continue qui soit –, avec forces didascalies projetées censées nous expliquer que passent les jours, les semaines et les mois... tous procédés plus artificiels les uns que les autres au point de déclencher à chaque fois quelques gloussements dans la salle.

A ce point du bilan, il serait injuste d’omettre un paramètre important : la stupéfiante direction d’acteurs exercée par Tcherniakov sur chaque interprète. Tous sont emportés dans l’aventure, désinhibés physiquement et mentalement, et sont les outils fidèles et virtuoses de fragments inoubliables. Car, par moments, le décapage à l’acide de Tcherniakov, qui tente d’atteindre la sous-couche du texte et de la musique, fait merveille pour donner des fêlures et des profondeurs nouvelles et abîmées aux personnages. Seulement voilà : il n’y a pas toujours de sous-couche ! Mozart sait oser le bourdon populaire pour des noces paysannes, comme Da Ponte la bastonnade moliéresque pour une scène de farce... Tcherniakov refuse-t-il d’envisager qu’un chef-d’œuvre soit, parfois ou par endroits, lisible au premier degré ? Toutes les merveilles obtenues par sa direction d’acteurs restent en tout cas stériles pour ce qui est de fonctionner au long cours et de raconter une histoire : à force de détournements, la soirée devient tout simplement incompréhensible – surtout au second acte.

Posture arrogante (plier Don Giovanni à son propre concept, plutôt qu’y plier son propre talent), mais aussi – c’est le danger d’un tel talent – démonstration parfaite que l’on peu gloser à vide et néanmoins avec brio. Curieusement, c’est dans le programme de salle d’Elena de Cavalli, ressuscitée par le Festival cette année, qu’on trouve un trait pertinent, signé Madame de Sablé en 1678 : “Si l’on avait autant de soin d’être ce qu’on doit être que de tromper les autres en déguisant ce que l’on est, on pourrait se montrer tel qu’on est, sans avoir la peine de se déguiser”. Gageons que si Tcherniakov avait mis autant de soin à raconter Don Giovanni qu’il en a mis à le reformuler, il aurait pu le mettre en scène en s’ôtant (et en nous ôtant) la peine de cette reformulation...

Après le Freiburger Barockorchester et Louis Langrée en 2010, c’est cette année le tour du London Symphony Orchestra, sous la baguette de Marc Minkowski. Dans une fosse à l’acoustique nouvellement réaménagée, l’instrument offre sa rondeur feutrée ou opulente à une direction qui va chercher l’œuvre au vif – et, si ce n’était les récitatifs au ralenti demandés par le metteur en scène, qui serait idéale pour nous faire vivre la “folle journée” de Don Giovanni, ses chutes et rebonds oscillant entre la vie et la mort comme entre deux pôles électriques. Rod Gilfry n’a pas abolument l’ampleur vocale d’un Don Giovanni rêvé, mais le comédien se coule à merveille dans la silhouette d’épave humaine concue par Tcherniakov et inspirée par le Brando du Dernier Tango à Paris. La chair est triste et le héros est morne : on ne cherchera pas ici de plaisir dans son rapport au femmes. Mais Gilfry, rompu à l’opéra aussi bien qu’au musical, sait incarner de façon magnétique le pantin fatigué et parfois extatique. Comme en 2010, le Leporello de Kyle Ketelsen est non seulement impeccable vocalement mais aussi, mi-mauvais garçon mi-ludion juvénile, le meilleur atout théâtral de la mise en scène. Pas en reste, l’Elvira de Kristine Opolais (remplaçant Sonya Yoncheva initialement prévue et retrouvant ainsi, elle aussi, son emploi de 2010) et l’Anna de Maria Bengtsson sont le feu et la glace, deux aspects d’un désir féminin hystérisé ou contenu. Leur belle maîtrise vocale, doublée d’une intense expression, est complétée par la remarquable Zerlina de Joelle Harvey : séduction intrinsèque du timbre, riche et ductile, présence vibrionnante et subtile quand il le faut, la jeune Américaine fait presque de l’ombre à Kostas Smoriginas, son Masetto – peu gâté par la mise en scène et assez mesuré dans ses interventions. Paul Groves semble chercher les marques de son Ottavio qu’il chante souvent fort, et Anatoli Kotscherga joue le jeu d’un Commandeur-oligarque plus bourgeois que tutélaire, et dont l’apparition finale semble résumer la mise en scène : un leurre soigneusement monté – mais un leurre tout de même.

C.C.

Lire aussi notre édition de Don Giovanni : ASO n° 172.


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Rod Gilfry (Don Giovanni), Kostas Smoriginas (Masetta), Joelle Harvey (Zerlina), Kyle Ketelsen (Leporello), Kristine Opolais (Elvira), Paul Groves (Ottavio) et Maria Bengtsson (Anna). Photos Pascal Victor.