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Mort dans l’obscurité et la misère noire au terme d’une existence jalonnée de tragédies, Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) fait depuis quelques années l’objet de plusieurs tentatives visant à sortir d’un injuste oubli une production immense, riche de quelques cinq cents titres (!) : 22 symphonies (en partie parues sur étiquette Chandos), 17 quatuors (dont l’intégrale sous les archets du Quatuor Danel achève de paraître ces temps-ci chez CPO), mais aussi sept opéras, dont Le Portrait (composé en 1980, créé à l’opéra de Brno, en Moravie, en 1983) est le quatrième. Weinberg était un Polonais d’origine juive, que l’invasion nazie en 1939 obligea à fuir vers l’URSS alors même qu’il inaugurait une carrière prometteuse, et qui devint citoyen soviétique sous le nom de Moissé (son prénom véritable) Veinberg. Mais malgré des succès initiaux et ses efforts pour adopter les grands thèmes du réalisme socialiste, il fut frappé de plein fouet par l’antisémitisme stalinien, accusé de complot sioniste (comme de vouloir fonder une république juive en Crimée !) et devint pour son malheur le gendre de Salomon Mikhoels, fondateur du fameux Théâtre juif de Moscou et assassiné par Staline. Il ne dut lui-même la vie sauve (de justesse) qu’à l’active présence de Chostakovitch, qui encouragea beaucoup sa carrière et auquel le lia une longue amitié. Sa carrière connut dès lors des hauts et des bas, mais nombre de ses œuvres furent interdites (Le Portrait fut créé en Tchécoslovaquie) et, lorsqu’à la fin du régime communiste s’affirma la grande génération contestataire des Denisov, Goubaïdoulina et Schnittke, ses cadets d’une décennie, son langage était devenu trop traditionnel pour s’imposer désormais. D’une expression souvent émouvante et profonde, d’une invention noble et riche, sa musique est fortement marquée par l’influence, parfois pesante, de son mentor Chostakovitch, et donc pas toujours très originale. Moyennant quoi, il valait certainement la peine de présenter Le Portrait en France, ce que l’Opéra national de Lorraine, sous la houlette de son directeur Laurent Spielmann, a fait avec un courage et une soif d’initiatives tout à l’honneur d’une maison aux ressources somme toute modestes.

Le conte cruel de Gogol qui a inspiré Weinberg revêtait à l’époque soviétique un caractère d’actualité brûlante, et il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas été le bienvenu sous Brejnev. Un jeune peintre de très grand talent végète dans la pauvreté et l’obscurité, dans l’amour d’une pure jeune fille nommée Psyché, tout de blanc vêtue et qui incarne effectivement son âme et son idéal. Jusqu’au jour où un mystérieux et méphistophélique vieillard lui vend pour une bouchée de pain un tableau dans le cadre duquel se trouve dissimulé un fabuleux trésor. Avec cette fortune, il mène une vie de luxe extravagante et devient la coqueluche de la haute société la plus vaine et le grand peintre à la mode, protégé même par Staline (incarné sur scène en chair et en os). Mais son art est imposture, il peint ses modèles tels qu’ils veulent se voir et non tels qu’il les voit. Pris au piège de sa trop facile réussite, encourant les reproches attristés de sa Psyché abandonnée, il est la proie tardive d’un terrible désespoir qui le mène à détruire tous les chefs-d’œuvre des musées ayant une vraie valeur avant de mettre fin à ses jours. C’est la parabole d’une vérité criante de l’artiste ayant vendu son âme au régime soviétique, et que Weinberg avait vécu lui-même dans trop de symphonies « officielles ». L’œuvre me semble témoigner d’une inévitable et sans doute volontaire rupture de style entre les deux premiers actes (opportunément enchaînés à Nancy) – où les vulgarités chostakoviennes se succèdent avec une crudité sautillante (à prendre au second degré, certes, mais elles sont là et nous sautent à la figure) – et le troisième, celui du tardif et salutaire retour sur soi-même où soudain la musique se fait terriblement émouvante dans l’expression d’un désespoir sans recours. Et cela rachète largement toutes les complaisances précédentes.

La production nancéienne, en association avec Opera North de Leeds – d’où la présence du grand metteur en scène britannique David Pountney, que nous connaissons bien par sa longue association, jalonnée de récompenses, avec l’opéra tchèque (Janacek, Martinu), mais aussi par sa féconde collaboration  avec l’Opéra de Zurich (un mémorable Benvenuto Cellini il y a une dizaine d’années) –, ne mérite que des éloges, avec sa direction d’acteurs vive et enlevée englobant jusqu’à un sensationnel vol acrobatique, le contraste entre les décors exubérants et crûment bariolés de Dan Potna durant les deux premiers actes et l’impressionnante nudité du troisième. Excellente distribution, avec la saisissante incarnation de Chartkw, le tragique héros, par l’éclatant ténor américain Erik Nelson Werner, entouré d’une série de comédiens-chanteurs hauts en couleur : l’inquiétant marchand d’art de Claudio Otelli, le Staline démesuré (on le dirait sur échasses) de la basse très « noire » de Randall Jakobsch, la vieille femme noble de la mezzo Svetlana Sander et sa caricaturale comparse Liza (Diana Axentir), sans oublier l’obsédante silhouette diaphane de Hedda Oostenhoff en Psyché (rôle muet, mais combien présent). Gabriel Chmura galvanise l’excellent orchestre nancéien dans une partition truffée de difficultés d’un compositeur dans lequel il croit passionnément. En de pareilles mains, la survie, que dis-je, la découverte de Mieczyslaw Weinberg semble assurée !

H.H.
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Photo GAIUS.