OEP134_1.jpg
Janina Baechle (Akhmatova) et Atilla Kiss-B (Lev Goumilev). Photos : Elisa Haberer / Opéra national de Paris

 

A l’Opéra national de Paris, la création mondiale de l’année est aussi une production « maison » : le livret est signé Christophe Ghristi, directeur de la dramaturgie de l’établissement ; et la mise en scène, Nicolas Joel, directeur de la « grande boutique » comme aurait dit Verdi – et déjà commanditaire l’an passé d’un ballet à Bruno Mantovani (Sidharta), un familier lui aussi, donc. Tous trois font œuvre commune autour de la figure de la poétesse russe Anna Akhmatova, avec ce que cela suppose d’atouts et de handicaps – au-delà des communions d’intérêts de chacun dans l’aventure. Sans doute, le projet est bénéficiaire en amont d’un travail d’équipe soutenu, quant à sa conception et à sa concrétisation. Mais cette vision d’ensemble achoppe sur un même obstacle, également partagé par le texte, la musique et leur mise en scène : l’absence d’arc dramatique ou de trajectoire. S’ensuit, malgré la durée modérée de l’œuvre (deux heures au total entrecoupées d’un entracte), un ennui poli, à peine réveillé par le début du troisième acte et sa touche d’humour, puis plombé, au fur et à mesure que s’avance (et recule) la fin, en un sentiment d’interminable longueur.

Ce n’est pas faute, pour Bruno Mantovani, de vouloir électriser la fosse. Mais à trop jouer en permanence sur les déflagrations rugissantes-étouffées, elles en deviennent un « élément de langage » convenu donc insignifiant. Malgré de beaux moments de soli libérés, la partition semble installée dès le départ dans un langage impulsif et heurté qui n’évolue pas au cours des trois actes. Des gestes successifs, accumulés, qui ne parviennent ni à surprendre ni à captiver, ni à bâtir une dramaturgie sonore au long cours – pour prendre un exemple récent de commande de l’Opéra de Paris, Yvonne, princesse de Bourgogne de Boesmans tenait bien mieux le pari, avec un rôle-titre également (bien que par d’autres côtés) insaisissable ! Et ceci touche autant le langage orchestral que la vocalité : là aussi, des gestes – si possible distendus –, des extrêmes (le grave profond d’Akhmatova, les suraigus du personnage de l’actrice), mais un manque de souffle, d’élan vocal, de portée de la phrase. Avec, en outre, des élisions de muettes radicales, donnant un côté parigot aux propos les plus profonds (« votr’ fils », « tout’s mes larmes »…). Le soir de la première, les applaudissements polis, sans enthousiasme, résumaient assez bien tout cela.

Côté livret, même problème : l’argument joue la chronologie en s’étirant de 1937 aux années 1950, quand les différents tableaux et les paroles soulignent un immuable « rien n’a changé » ; plus qu’à une trajectoire (biographique ou artistique) du rôle-titre, on se trouve donc confronté à un portrait-puzzle qui contredit la forme dramaturgique convoquée. Et la mise en scène de Nicolas Joel souligne cette optique : dominant le plateau, le portrait d’Akhmatova par Modigliani est omniprésent ; la scénographie abstraite conservera une palette de couleurs restreinte et inchangée (blanc, noir, gris, une touche de rouge pour le tableau à Tachkent) ; et Akhmatova traversera les trois actes elle-même inchangée, traits vieillis dès le départ, mêmes vêtements de bout en bout. Sur le papier, cela pourrait pointer avec justesse l’étrange absence de réaction de l’artiste face à la réalité des choses, évoquer la question du détachement du poète (spontané ou contraint) – et en passant, la grisaille soviétique. Sur la scène, cela paraît inutilement surligné, et surtout très lassant. Cette année-même à l’Opéra Bastille, Mathis le peintre (Hindemith-Py) abordait la même problématique (l’engagement ou non de l’artiste face au pouvoir autoritaire) avec une autre trempe – musique, texte et scène confondus ! A quelques mois de distance, la comparaison s’impose d’elle-même, cruelle pour la production Mantovani-Ghristi-Joel.

On aura certes applaudi les interprètes : la baguette attentive et énergique de Pascal Rophé ; le ténor remarquable de couleurs et d’audaces d’Attila Kiss-B dans le rôle de Lev Goumilev, le fils d’Akhmatova ; le français merveilleux de Lionel Peintre en Nikolai Pounine, son mari ; le timbre chaleureux de Varduhi Abrahamyan en Lydia, son amie (mais au français un peu noyé…) ; et l’impeccable Christophe Dumaux en Représentant de l’Union des écrivains. Celui-ci épate par une projection et une diction d’une netteté délicieusement vrillantes pour exprimer ce bureaucrate soviétique et vicieux, avec un humour vache qui transparaît dans sa réactivité vocale. Il nous vaut les seules scènes où l’on ne s’ennuie pas, où les personnages s’incarnent, ou les enjeux se cristallisent. Bien sûr, on louera Janina Baechle qui assume magnifiquement le rôle-titre jusque dans ses incongruités – pas une scène sans elle dans le livret (!), et un long finale orchestral à investir de sa présence muette. Elle possède un grave digne d’un alto, habite son personnage d’une belle dignité, et l’on regrette qu’elle ne puisse le faire exister autrement que sous l’image d’une statue animée, figure plus oratorienne qu’opératique.

Akhmatova, oui. Akhmatova, moins.

Chantal Cazaux


OEP134_2.jpg
Janina Baechle (Akhmatova), Christophe Dumaux (Le Représentant de l'Union des écrivains), Varduhi Abrahamyan (Lydia Tchoukovskaia)

OEP134_3.jpg
Janina Baechle (Akhmatova)