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Andrea Hill (Varvara) et Angela Denoke (Katia)Christian Leiber - Opéra national de Paris

 

Nettoyage à sec

Excellente initiative que la reprise de la production de Christoph Marthaler, créée à Salzbourg en 1998 et présentée à Paris en 2004. Dans la lignée d’un Regietheater décapant, la scénographie d’Anna Viebrock fait dépérir Katia dans une HLM étriquée et lépreuse, au milieu d’une cour qui est à la fois le point de convergence de tous les regards des voisins, la pièce à vivre de Kabanicha, et un grand bassin à sec dont la tuyauterie vert-de-grisée enserre le cadavre d’un cygne efflanqué. Katia sans la Volga ? C’est Katia privée de toute tentation post-romantique, Emma Bovary réduite à ses mauvais choix : une femme qui se dessèche dans son mariage et son milieu. Katia meurt ici non de noyade, mais d’une soif inassouvie de désirs, de tendresse, d’horizon, dans une cour froide et fermée, au milieu d’un bassin à sec. L’asphyxie reste la même.

Forte d’une direction d’acteurs au cordeau, la mise en scène appuie là où ça fait mal. Elle souligne la fraternité sous-jacente de Tichon (le mari) et de Boris (l’amant), tous deux soumis à leurs aînés, incapables de diriger leur propre vie et effroyablement falots. Impeccables, Donald Kaasch (un Tichon juste un peu court de graves) et Jorma Silvasti (Boris) se coulent dans l’anti-présence de ces personnages avec un talent certain. Car Katia Kabanova n’a rien d’un mélodrame sentimental, qui opposerait mariage malheureux et liaison adultère flamboyante, où la loi de l’amour justifie toutes les fautes : tout au contraire – Katia s’est attachée à ce Tichon-à-sa-maman, est tombée dans les bras d’un Boris sans envergure, et s’en repend ! Dans cette aventure médiocre qui la lie à des êtres médiocres et lui fait opérer des choix médiocres, Katia est sauvée de la médiocrité par le rayonnement de ses aspirations et l’intensité de son effarement final. Et quand, comme avec cette proposition théâtrale, il s’agit de tenir ce rang dans un univers visuel qui suinte le laid et le mesquin, il faut une artiste de la trempe d’Angela Denoke. Sa fine silhouette, d’une blancheur rendue livide par les éclairages durs d’Olaf Winter, dessine une Katia fragile mais nerveuse, sa voix possède un corps et un grain plus charnus qui lui donnent chair – nonobstant quelques problèmes de justesse –, et son jeu, intime désormais du personnage, l’emplit de toutes ses naïvetés et toutes ses frustrations.

La Kabanicha de Jane Henschel est toujours stupéfiante, en mémère vaniteuse et acariâtre. Face à elle ou à Boris, Dikoi (Vincent Le Texier), remarquable vocalement, est presque trop digne dans ses attitudes : il pourrait s’écarteler plus encore entre humiliation et autorité. Andrea Hill apporte au plateau sa touche d’espoir : sa Varvara a bien tout compris, sait exactement ce qu’il ne faut pas faire pour devenir une nouvelle Katia, et apporte dans la cour de l’immeuble, dans ses virées avec Koudriach (excellent Ales Briscein, à la voix homogène et projetée, au chant élégant), un souffle nouveau et très rock’n roll. D’ailleurs, le rêve américain traverse décidément les « jeunes » de l’immeuble : Koudriach et Kouliguine (belle prestation de Michal Partyka) se lancent dans un sympathique numéro de duettistes inspiré de Singin’ in the rain, parapluie à la main, chorégraphie sautillant sur le bord du bassin. Là encore, la référence à l’eau se fait en creux, par son absence même. Et dans ce cas précis, avec humour – Christoph Marthaler en insuffle judicieusement ici et là, comme quelques bouffées d’oxygène au milieu de l’étouffement.

A la tête de l’orchestre de l’Opéra, Tomas Netopil joue de la même optique sans concession. On nous laisse croire à un élan soyeux et presque romanesque des cordes, pour mieux faire grincer les cuivres ensuite. Le son est alors cru, rêche, rutilant aussi, voluptueux parfois, et prend à son compte la part tragique de l’histoire sans en oblitérer la dimension acerbe et réaliste venue du plateau. Deux heures sans entracte qui en paraissent la moitié (pourquoi avoir remplacé les interludes symphoniques par des cantiques a cappella ?), une vision rigoureuse et âpre, des interprètes au diapason : une Katia Kabanova qu’on n’oubliera pas.

C.C.

à lire : Katia Kabanova, L'Avant-Scène Opéra n°114, mise à jour 2011.

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Photo : Elena Bauer / Opéra national de Paris

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Andrea Hill (Varvara), Jane Henschel (Kabanicha), Donald Kaasch (Tichon Kabanov), Angela Denoke (Katia). Photo : Christian Leiber / Opéra national de Paris