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Plus que des martyres : des anges, vêtus de blanc, qui dansent dans l’extase. On est toujours ému, quand on revoit la production de Robert Carsen, qui a inauguré, à Nice, la première saison de Jacques Hédouin. Le metteur en scène avait d’ailleurs tenu à être là, alors que, le même soir, le public florentin assistait à la première de sa Salomé. Sobres et forts, connus par la captation milanaise mais inaugurés à Amsterdam, ces Dialogues des Carmélites frappent à la fois par leur richesse et leur dépouillement : pas besoin de décor, tant les lumières de Jean Kalman rythment l’espace, à l’unisson des consciences, de leurs doutes et de leurs certitudes. Quoi de plus beau que cette scène où, dans un noir à la Soulages, Blanche et sœur Constance prient sur le linceul de la Prieure ?  Que celle où les religieuses, voilées de noir, figurent la clôture à travers laquelle passent malgré tout le frère et la sœur ? Ou que celle où les condamnées, baignées de clarté, se lovent contre la Nouvelle prieure comme une couvée d’oiseaux apeurés ?  Le metteur en scène canadien, s’il donne à voir les âmes, ne fige pas les corps. Ses Carmélites vivent, d’une vie intense, chacune avec sa force ou sa faiblesse, toutes confrontées à l’angoisse du salut, sous le regard indifférent ou menaçant d’une foule anonyme présente dès la première scène.  Le drame participe  d’une histoire atemporelle : la lecture de Carsen ne s’interdit pas un certain réalisme, dès lors qu’il ne sombre pas dans un naturalisme appuyé. Mais on est aussi ému parce que Michel Plasson sait exploiter toutes les ressources d’un orchestre semblant ressusciter et se souvient des conseils d’un Poulenc invitant à ne pas faire exactement ce qui est écrit. L’esprit plutôt que la lettre. Pas de sécheresse façon Stravinsky ou Groupe des Six : ces Dialogues s’inscrivent avant tout dans une tradition française de souplesse, de fluidité, de poésie, de sensualité même, pour mieux nous montrer tout ce que cette musique doit à Massenet ou à Debussy. On est également surpris par la manière dont le chef construit le drame, impose une tension, lui qu’on a souvent connu trop exclusivement coloriste et pas assez théâtral.

Sollicitée après le forfait de Natalie Dessay, Karen Vourc’h réussit une belle composition, Blanche fragile, plus écorchée vive que « petit lièvre », hantée par un héroïsme auquel elle ne peut atteindre, tirant le meilleur parti possible d’une voix au cristal encore trop léger pour le rôle – plutôt celle de sœur Constance, à vrai dire –, à l’homogénéité parfois incertaine – l’aigu a des duretés qui ne correspondent pas au reste de la tessiture. Hélène Guilmette, en revanche, est superbe de fraîcheur et de pureté lumineuses, jamais mièvre, avec, pour le coup, des registres parfaitement soudés et des rondeurs colorées. Qualifiée de « grand lyrique » par Poulenc, mère Marie relève plutôt du falcon, ce que pourrait bien, le temps faisant son œuvre, devenir Sophie Koch, à l’aigu décidément très sûr, sous-Prieure raidie par son fanatisme, renouvelant, par sa jeunesse et la richesse de son timbre, l’image que l’on se fait du personnage, souvent confié à des chanteuses fatiguées. Sylvie Brunet, pour les mêmes raisons, n’est plus cette Prieure vocalement ruinée qu’on nous sert d’habitude : certes plutôt mezzo que contralto, fait pour les grands Verdi, au timbre généreux, moins sensuel et plus fauve que celui de Sophie Koch, elle n’a pas besoin de recourir à l’artifice, chante le rôle et confère à madame de Croissy une noblesse, une autorité dont elle ne se défait qu’aux derniers instants de l’agonie – et c’est chez elle que l’articulation, pas toujours irréprochable chez les autres, satisfait le plus. L’aînée incarne cette fois madame Lidoine, une June Anderson portant encore beau malgré des aigus moins ronds et un médium toujours un peu discret ; il n’empêche : la technique, en particulier la maîtrise du souffle, la fréquentation du répertoire français pallient ces handicaps et assurent, surtout, la tenue des longues phrases d’une nouvelle Prieure rayonnant de cette autorité sereine et tutélaire qui manquent à mère Marie. Tous les anciens ne se trouvent pas dans une aussi avantageuse situation : Jean-Philippe Lafont a beau incarner la déclamation à la française, il ne domine plus son vibrato et cherche en vain les aigus du Marquis, faisant d’autant plus ressortir les qualités du Chevalier de Frédéric Antoun, impeccablement stylé. Paul Agnew, lui, peine à faire entendre une voix blanche totalement élimée et l’on aurait facilement trouvé meilleur Aumônier. Les seconds rôles concourent à l’équilibre du plateau, à commencer par… Jean-Philippe Lafont, beaucoup plus à l’aise en Geôlier, ne s’époumonant pas, comme tant d’autres, à lire la liste des condamnées.

Les quelques défauts de la production sont largement compensés par les qualités d’un ensemble augurant bien du reste de la saison et qui, surtout, redonne à l’opéra niçois la place qu’il mérite parmi les scènes de l’Hexagone.  

D.V.M.


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Photos : D. Jaussein