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Lulu (Patricia Petibon) / Maler (Pavol Breslik)©  Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

En 1995, la Lulu dirigée par Michael Gielen et mise en scène par Peter Mussbach, avec Christine Schäfer, avait fait sensation. Quinze ans plus tard, la production de la Bulgare Vera Nemirova, déjà bien connue en Allemagne et en Autriche, a été diversement accueillie. Loin du classicisme un peu froid de Peter Stein à Lyon, de la virtuosité baroque d’Olivier Py à Genève, elle trouve pourtant sa place, notamment grâce aux décors du peintre très en vue – et très cher - Daniel Richter, à qui l’on avait déjà confié, en 2008, la soirée Bartók avec Peter Eötvös au pupitre. Ses toiles expressionnistes délimitent un espace de jeu réduit à l’avant-scène : il n’exploite ni la profondeur du plateau ni les arcades de la Felsenreitschule. L’opéra de Berg devient ainsi un drame intimiste, que le metteur en scène a voulu recentrer sur le mythe : toujours vêtue de blanc, Lulu n’existe que dans le regard et le désir des hommes, moins femme fatale ou animal mortifère qu’éternelle enfant, énigmatique et innocente, d’autant plus fascinante. Drame intimiste qui n’est rien d’autre que l’histoire du couple qu’elle forme, jusqu’à la mort, avec Schön, malgré sa probable impuissance – la sculpture phallique du début glisse vite à terre. Tout le travail de direction d’acteurs, solide et pertinent, prolonge le décor. Au premier tableau, tout se passe devant un portrait de Lulu, devenu vulgaire affiche à la fin de l’opéra, elle-même posant en ange – ou en Cupidon. La toile du deuxième acte, aux couleurs crues, représentant des visages tordus, rappelle Munch : la frontière entre la réalité et le fantasme s’abolit, au profit d’une atmosphère aussi onirique qu’érotique, avec ce ballet de larves rampant vers Lulu, cette espèce de pyramide d’où sortent les têtes des personnages – la boîte de Pandore ? Une angoissante forêt enneigée, en noir et blanc, peuplée d’étranges animaux, plonge le dénouement dans une ambiance de sinistre conte de Noël, où le fantastique côtoie le glauque : la pyramide s’est renversée pour devenir tente de SDF. Lulu et Jack s’avancent lentement l’un vers l’autre, presque rituellement, comme aimantés, avant qu’elle s’offre, les bras en croix, à son meurtrier - ou plutôt au seul homme qu’elle ait aimé et qui l’ait aimée. La Geschwitz ne meurt pas, elle s’éloigne, avant que sonne son heure. La mise en scène trouve l’équilibre entre le vaudeville, le drame social et l’allégorie. On a beaucoup reproche à la disciple de Peter Konwitschny d’imiter son maître en faisant jouer le tableau de Paris dans la salle : mais Lulu n’est-elle pas, plus jamais, parmi nous, dans un monde où, de toute éternité, s’accouplent la bourse et le sexe ? Le public huppé du festival le plus cher n’aurait-il pas sa place parmi les invités de la soirée ? De quoi justifier aussi le renversement du miroir qui, au deuxième acte, nous renvoie le reflet de nous-mêmes. La direction de Marc Albrecht s’accorde mieux à cette lecture qu’à la vision d’Olivier Py à Genève. C’est qu’il dirige toujours Lulu comme une conversation en musique, d’une baguette à la fois analytique et souple, plus théâtral ici, comme au moment de la mort de Schön. Et il peut demander à la Philharmonie de Vienne plus encore que ce que lui offrait l’orchestre romand, restituant cette fois toute la sensualité de la partition de Berg, l’inscrire dans l’héritage mahlérien, révéler la richesse des combinaisons de timbre. C’est cet orchestre-là qu’il faut pour Berg. On retrouve aussi Patricia Petibon, pas moins étonnante vocalement même si le médium se projette moins bien qu’à Genève, gênée seulement peut-être par la métamorphose que lui impose la nouvelle mise en scène, mais dominant l’impossible rôle avec une égale maîtrise. Autour d’elle, la distribution est exemplaire, même si, côté ténors, l’Alwa honnête de Thomas Piffka doit s’incliner devant le peintre avantageux de Pavol Breslik ou le Marquis maquereau d’Andreas Conrad, parfait ténor de caractère à l’allemande – et Heinz Zednik, malgré une voix ruinée, est impayable en Prince transi ou en serviteur fétichiste qu’on regarde autant quand il ne chante pas. Autre vétéran, beaucoup moins défait pour le coup, Franz Grundheber compose un Schigolch étonnant de présence, parasite à la fois inquiétant que rassurant. Michael Volle, éperdu et apeuré, possessif et possédé, chante Schön d’une voix superbe aux reflets sombres, trouvant dans l’impressionnant Athlète de Thomas Johannes Mayer – récemment découvert dans La Walkyrie à Bastille – un rival dangereux, brute puissante et cynique, au timbre mordant comme les fauves – il est, dans le Prologue, le Dompteur. Voix pure aux aigus lumineux, Tanja Ariane Baumgartner, enfin, conserve à la Geschwitz, jusqu’au bout, un port, une jeunesse, une beauté que rien n’altère, figure sacrificielle moins ravagée de passion que consumée de tendresse.     

D.V.M.


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Lulu (Patricia Petibon) / Dr. Schön (Michael Volle)


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Lulu (Patricia Petibon) / Geschwitz (Tanja Ariane Baumgartner). © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus