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Le nom de Philipp Maintz est bien connu à Paris, où il a longuement séjourné (il parle parfaitement français) travaillant notamment à l’IRCAM, où il a réalisé  Océan  créé à la Cité de la Musique, et qui est une des études préparatoires à Maldoror, son premier opéra. Avec cette œuvre, le stade des brillantes promesses est dépassé, elle affirme un accomplissement, et à trente-deux ans Philipp Maintz prend place au tout premier rang de la plus jeune génération des compositeurs allemands.

Maldoror a été créé le 27 avril dernier à la Biennale de Munich et repris dès le 8 mai au Théâtre municipal d’Aix-la-Chapelle, la ville natale d’un artiste pour une fois prophète dans son pays, dans la production même que Munich avait pu découvrir huit jours plus tôt.Il fallait une singulière audace pour choisir Lautréamont et ses Chants de Maldoror comme sujet d’opéra. Poète maudit par excellence, disparu à vingt-quatre ans en 1870 peu après avoir achevé son œuvre unique, Isidore Ducasse, dont le mystérieux pseudonyme signifie peut-être « L’autre Amon » (l’ange du mal), fait peur aujourd’hui encore. Le nom de son héros, Maldoror, c’est « l’aurore du mal ». Les six poèmes en prose décrivent la trajectoire mortelle de l’effroyable créature issue de l’imagination morbide du poète, et la trouvaille géniale du compositeur et de son librettiste Thomas Fiedler a été de les dédoubler en deux frères siamois, le poète expulsant de lui l’indicible monstruosité de sa créature, qui le dépasse hors de tout contrôle : c’est le sort de tous les Golem. C’est au cinquième des sept tableaux, qui les confronte tous deux que se produit la surprenante catharsis, lorsque Lautréamont s’exclame : « Non, je ne suis pas si méchant que toi » : en deçà du mal absolu y aurait-il  une perspective de salut ? Certes, Maldoror tue son créateur, qui disparaît dans l’anéantissement sans recours, mais aussi sans damnation, dans un pré-nietzschéen « Au delà du bien et du mal ». Mais la musique du dernier tableau, au terme de plus d’une heure de ténèbres étouffantes, atteint à une paix irréelle et bienfaisante. Le troisième personnage principal se nomme simplement « la Voix de Soprano » à la fois muse et personnification désincarnée des éléments, hors d’atteinte et consolatrice de par son innocence même. Les trois autres personnages sont un couple et leur enfant, qui meurt victime des agissements sataniques de Maldoror, sous le regard terrifié de ses parents en prière. Il n’y a pas d’autre action proprement dite en cette grande heure et demie de musique enchaînant sept tableaux, et pourtant le spectateur est sans cesse captivé, le souffle coupé.

Grâce au texte bien sûr, qui reprend de larges fragments de l’original de Lautréamont (l’œuvre est chantée en français). Grâce à la mise en scène de Georges Delnon et Joachim Rathke, inscrite dans le décor unique de Roland Aeschlimann, un store vénitien géant à claies mobiles derrière lequel défile, visible par intermittence, le texte original de Lautréamont en lettres immenses, et dont les personnages gravissent ou descendent pas à pas les échelons comme autant d’écureuils ou de hamsters emprisonnés dans leur cage, éclairages et vidéos soulignant l’implacable noir et blanc. Grâce à l’excellence de l’interprétation, ensuite. Martin Berner (Maldoror) ne se distingue d’Otto Katzamaier (Lautréamont) que par sa stature plus imposante. Ce sont deux puissantes voix graves aux silhouettes volontairement semblables. Marisol Montalvo est une Voix de Soprano à la présence et aux ressources vocales impressionnantes, dont le rôle aux redoutables difficultés a été taillé sur mesure pour elle. La famille-victime complète parfaitement la distribution vocale (il n’y a pas de chœur), en particulier l’Enfant incarné par Alan Shadenas. Tous maîtrisent parfaitement la diction française. La clarté de l’écriture aidant, on comprend tout. Marcus Bosch dirige avec flamme et maîtrise l’orchestre symphonique local aux très belles qualités.Mais il y a surtout la musique de Philipp Maintz d’une rare force expressive alliée aux plus subtiles raffinements de timbres et d’harmonie. Les moments ténébreux (et Dieu sait qu’ils ne manquent pas !) font froid dans le dos, l’agonie et la mort de l’enfant nous émeuvent aux larmes, de même que la merveilleuse accalmie finale revenant au silence originel. Il est réconfortant qu’une salle comble ait longuement ovationné une œuvre aussi difficile dans son radicalisme sonore sans compromis, et si on pourrait invoquer que Maintz est l’enfant du pays, il m’est revenu que l’accueil à Munich fut également enthousiaste. Comme quoi un créateur exigeant à toujours le public qu’il mérite, que c’est une fois de plus l’offre qui crée la demande et qu’une œuvre peut triompher loin des clichés néo-rétro-mini, n’en déplaise à certains de mes confrères. Il ne reste plus qu’à souhaiter que ce très personnel chef d’œuvre au plateau très exigeant sur le plan qualité mais aux effectifs modérés (six chanteurs, une petite soixantaine d’instrumentistes) soit promptement présenté en France, à laquelle son sujet le prédestine en priorité.

H.H.

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Photos : Wil van Iersel