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Poursuivant toujours plus avant son cheminement dans la programmation de musicals de qualité, et deux mois seulement après un Sound of Music fédérateur, le Théâtre du Châtelet frappe de nouveau un grand coup, bien plus osé : la création française d’un chef d’œuvre du genre, A Little Night Music, méconnu du public hexagonal bien que son compositeur, Stephen Sondheim, soit considéré par les spécialistes et les amoureux du musical comme l’un de ses plus grands représentants. Peut-être ce regain d’intérêt vient-il de la récente adaptation cinématographique par Tim Burton de Sweeney Todd, dont Sondheim est aussi le compositeur, sans doute aussi de certains artistes qui se sont battus pour que sa musique soit enfin reconnue à sa plus haute valeur – parmi lesquels Lambert Wilson, qui fait partie ici du casting.Il faut souligner que A Little Night Music – comme la plupart des œuvres de Sondheim – est à soi seul un monde à part dans celui du musical : à son titre mozartien, ajoutons une inspiration bergmanienne (le film Sourires d’une nuit d’été), elle-même héritée du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, une présence de la danse discrète et axée sur l’élégance de la valse plus que sur le swing du jazz, un livret enfin qui donne aux personnages une épaisseur peu commune, dont le tournoiement des amours défaites et reconstruites tient autant de la mélancolie que de la magie. Œuvre subtile, donc, à la musique d’un raffinement ravélien (d’autant plus audible dans les valses que Jonathan Stockhammer, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, enlève avec élan), d’une sophistication parfois distancée, littéraire et intellectuelle pourrait-on dire si ces deux qualités n’étaient lues trop souvent comme des défauts (!). Ce qui ne veut pas dire froid et analytique : jamais l’émotion n’est perdue de vue, tant dans le quintette lyrique qui commente l’action à la façon d’un chœur antique mais avec une infinie nostalgie, tant dans les couples désassortis qui s’aiment mal et vont se réapparier au gré d’une étrange nuit au clair de lune, que dans les trois générations de femmes qui voient passer l’amour comme un enjeu à chaque fois changeant. On est pris par un esprit, une tendresse, un souffle qui passe – celui qui, à lui seul, définit le chef d’œuvre. Ajoutez à ce tableau d’un livret qui pourrait ne sembler que psychologique et intimiste, le fait que l’on rit plus souvent qu’à son tour à de fréquentes saillies brillantes et coquines, et vous aurez la mesure de la tessiture d’émotions qui parcourt la soirée, comme celle du talent de Hugh Wheeler, le librettiste, ou celle de « l’autre Sondheim », qui est aussi le lyricist de ses chansons – sachant en trois mots dire une faille, un abîme, ou un éclair de lumière sur le visage et dans la vie d’un personnage.

La mise en scène de Lee Blakeley se situe au même niveau d’élégance et de subtilité que son objet. Fumées et lumières vont ombrer et éclairer tour à tour les destins : les décors de Rae Smith parviennent à dévoiler ces « sourires » de la nuit que Mme Armfeldt tente de définir à sa petite-fille, ces moments où la vérité se fait jour, celle de la vie pour les jeunes amants, celle de l’amour-passion pour les fous, et celle de la mort pour ceux qui sont parvenus au bout du chemin. D’une paroi de fond recouverte de feuilles mordorées, d’un branchage géant dont la nudité se fait lumière, d’un cadre de scène théâtral et austère à la fois, tout de noirs et d’ors, ces décors créent la magie requise – à l’exception de l’arrière-plan qui se dévoile quand s’ouvrent les fenêtre de la paroi de fond, d’une inexplicable et soudaine abstraction et crudité lumineuse.

Issue majoritairement du monde lyrique, l’équipe vocale brille d’aisance et de présence. Les « jeunes » (parmi lesquels on remarque la Petra à la vocalité très musical, pour le coup, de Francesca Jackson), sont pétillants et lyriques, Rebecca Bottone passant avec grâce de la vierge frivole à l’amoureuse fugueuse, David Curry défendant fort bien son rôle d’exalté bigot saisi par le désir… Les « fous » – l’actrice Désirée, chargée d’amants qui accusent d’autant sa solitude de mère sans mari, et Fredrik, qui voudrait papillonner d’amour pour sa jeune épouse mais ne sait que vibrer de désir profond envers la belle Désirée – ont pour eux présence charnelle et densité, et un humour revenu de tout. Greta Scacchi se tire avec les honneurs du mythique « Send in the Clowns », où une minime fragilité de son timbre ajoute encore à l’émotion qu’elle dégage, et Lambert Wilson est tour à tour (et délicieusement) sexy et ridicule – vocalement impeccable. Mention particulière pour la comtesse Charlotte Malcolm de Deanne Meek, dont l’auto-dérision et l’aisance font oublier que son personnage est second. Reste la guest star, Leslie Caron, qui déçoit malheureusement dans la magique chanson « Liaisons », trop rivée à de trop fragiles marques rythmiques. Sans doute faut-il plus rendre hommage à l’héritage qu’elle représente, elle qui fut une Gigi de l’écran dont la grand-mère était alors Hermione Gingold, la créatrice du rôle de Mme Armfeldt qu’elle incarne ici… Il est rare qu’une standing ovation soit aussi spontanée que celle qui accueillit Sondheim à son entrée en scène lors des saluts. Par le biais de cette production élégante et racée, le public du Châtelet – on a envie de dire « la France ! » – rendait enfin l’hommage dû à un grand compositeur de musicals – à un grand compositeur tout court. Attention : cinq soirées encore, et la « petite musique » de Sondheim reprendra au Châtelet ses sourires pour disparaître, comme Cendrillon du bal. On se voudrait Prince – ou ou Producteur… – pour la faire rester plus longtemps.

C.C.


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Photos Théâtre du Châtelet / Marie-Noëlle Robert