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On attendait avec impatience la première production de la rentrée de l’Opéra de Paris, triplement symbolique : ouverture de saison, choix inaugural du mandat de Nicolas Joel, entrée au répertoire d’un Gounod trop oublié. Monter Mireille était à la fois le signe d’un retour assumé à un certain XIXe siècle souvent décrié par Gerard Mortier, prédécesseur de l’actuel maître des lieux, et l’occasion de mettre au premier rang l’opéra français et ses interprètes. On sait le soin apporté par Nicolas Joel à ses distributions, et la place accordée aux chanteurs français souvent mal reconnus chez nous. Sur ce plan-là, la démarche est gagnante : Mireille est une partition d’une grande beauté, portée par des élans de lyrisme (le sextuor de l’acte II) ou d’exaltation mystique (le finale et la mort de l’héroïne) qui dépassent largement le cadre anecdotique et régionaliste de son livret, inspiré de Mistral et souvent désuet ; et le plateau vocal de cette production fait plutôt honneur au chant français – nous y reviendrons.

Las, la belle Provençale est devenue aussi le porte-parole tout trouvé d’un message (combat ?) supplémentaire. Après avoir assuré qu’il ne mélangerait pas ses nouvelles fonctions avec ses précédentes activités de metteur en scène, Nicolas Joel avait finalement annoncé qu’il mettrait bel et bien en scène cette Mireille – sachant pertinemment qu’il annonçait par là aussi un changement de ton radical dans la Grande Boutique, son style se situant à mille lieues des propositions scéniques polémiques et décoiffantes promues par Gerard Mortier pendant son mandat. Or s’engouffrer dans la brèche de cette guéguerre des univers scénographiques est le pire service à rendre aux deux camps, en les renvoyant dos-à-dos sous couvert d’affaire de goût – on le sait, indéfinissable objectivement. Le problème n’est pas de savoir si Nicolas Joel a mis en scène Mireille de manière trop classique voire académique, et si l’on préfère le Regietheater, ses actualisations et « relectures ». Il peut y avoir de somptueuses réalisations classiques (on pense à la Carmen récente d’Adrian Noble à l’Opéra-Comique, au Barbier pétillant de Coline Serreau toujours à l’affiche de l’Opéra Bastille), même académiques (pourquoi pas Zeffirelli, qui fut parfois inspiré dans le pompier ou le spectaculaire !), comme il peut y avoir du Regietheater insipide et bêtement gratuit. Le problème, ici, est affaire de simple vocabulaire. M. Joel n’a pas mis cet opéra « en scène », il l’a mis en… « avant-scène ». M. Joel n’a pas «dirigé» des chanteurs, il les a « placés » – neuf fois sur dix, « face public, milieu avant-scène », si possible la main sur le cœur (le ténor), ou les deux mains en cœur (la soprano). Ou l’un à cour et l’autre à jardin – dans certains duos. Taven maudit Ourrias ? elle nous le clame à la figure. Ourrias appelle le passeur ? c’est vers nous qu’il crie (on a envie de lui rappeler que le Rhône est dans son dos, au fond du décor…). Mireille chante le petit berger qu’elle vient de voir s’éloigner ? tournée vers nous, bien sûr (à Guignol, le public l’aiderait en lui criant « il est parti par là ! »). Comment diable croire au théâtre, entrer dans une action ou en des personnages, quand eux-mêmes sont en permanence « en train de jouer pour » la salle ?! Au point que quand Anne-Catherine Gillet tient, à l’acte IV, tout son premier dialogue avec Mireille de profil, en la regardant, en s’adressant à elle, on se croirait soudain à l’Actor’s Studio. Les chœurs sont descendus en permanence (face public, faut-il le préciser), car les décors a minima d’Ezio Frigerio mésutilisent le plateau de Garnier en se réduisant à des aplats successifs. Le tableau du Rhône hésite entre réalisme de carton-pâte et omission volontaire des possibles effets fantastiques : pendant les Trèves, le public interloqué contemple une scène vide et immobile pendant de longues minutes… La Crau se voudrait une vision abstraite et lyrique (zéro « décor », seule une immense toile de fond pour recevoir la lumière écrasante du soleil provençal), mais échoue à créer son mystère visuel, soulignant l’absence de profondeur de champ au lieu de créer un espace infini. Au total, un tel manque de finesse théâtrale, scénographique et psychologique – sinon d’originalité – dessert l’Opéra de Paris autant que cette Mireille que Joel prétendait vouloir remettre à la place d’honneur. Si un soir de gala, comme c’était le cas le 22 septembre, ne fait rien craindre à cette production – le public y est même prêt à applaudir le décor au premier lever de rideau, façon Met ! –, les amoureux de Mireille et du théâtre lyrique auront été, eux, bien déçus.

Il sera plus agréable de terminer sur la musique, qui offrait, elle, une soirée de qualité. Côté chanteurs, Alain Vernhes est un Ramon au français parfait, dur et impressionnant, d’une violence cruelle mais noble – et toujours dans le jeu, lui, par la grâce de l’expérience. Frank Ferrari incarne un Ourrias brutal et douloureux (d’une brutalité qui sied justement bien, cette fois, à sa vocalité un peu bousculée). En Vincent, on remarque un Charles Castronovo très stylé et élégant ; jusqu’aux rôles secondaires : la Vincenette d’Anne-Catherine Gillet est idéale, la Clémence d’Amel Brahim-Djelloul piquante, et Sébastien Droy réussit un Andreloun-ténor de classe et de simplicité. Même Sylvie Brunet, malgré un bas medium fabriqué, trop appuyé, impose une présence forte. Tous portent haut le flambeau de ce plateau – le point fort, certes, de l’« effet Joel » –, portés et emportés avec énergie, souplesse et éclat quand il le faut par un Marc Minkowski parfaitement à l’aise dans ce Gounod de couleurs, de danses et de drame mêlés. Quant à Mireille, enfin, si Inva Mula sert avec une franchise désarmante de sincérité son personnage, elle reste pourtant tendue et souvent minaudante ; elle tient néanmoins la route de la longueur du rôle, ses aigus meilleurs que ses vocalises – mais on ne sait ce qui l’aura le plus épuisée, du soleil provençal ou de l’invraisemblable exploit demandé par la « mise en scène » : enchaîner la Crau et l’acte V… face public, milieu avant-scène – et à genoux, s’il vous plaît.

C.C.


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