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En ce mois d’octobre, La Ville morte d’Erich W. Korngold a fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. Pour cet opéra datant de 1920, il n’était que temps : cette partition tantôt luxuriante, tantôt évanescente, marquée d’un sceau straussien dans son lyrisme et sa voluptueuse orchestration, s’impose comme une œuvre marquante. Mais elle s’inscrit aussi, par son sujet, dans un symbolisme mortifère plus fin-de-siècle que vraiment années 20, d’où le sentiment de décalage qui saisit parfois l’auditeur ou le lecteur de son livret. Le texte des Korngold père et fils, signé du pseudonyme de « Paul Schott » et tiré d’un drame de Georges Rodenbach, s’apparente à la décadence d’un Huysmans, touffeur des intérieurs opaques et bouffées de sensualisme morbide incluses. D’où la parfaite adéquation de la mise en scène de Willy Decker, présentée pour la première fois en 2004 à l’Opéra de Vienne. Sans jamais tomber dans l’imagerie décorative, il parvient à circonscrire les lieux et les lumières dans des espaces clos et étouffants : une chambre aveugle, comme une boîte, comme un cercueil, dont murs et plafond s’éclatent pour se dupliquer en abyme quand le personnage rêve une part de l’action. Le seul point de fuite, d’horizon, sera une zone flottante s’ouvrant en fond de scène sans se finir vraiment, imprécise, moitié onirique et moitié sensation aqueuse et nocturne se rapprochant des canaux de Bruges – la fameuse Ville morte du titre. Enfin, les personnages grinçants et inquiétants du rêve de Paul sont rendus à la façon de clowns grimaçants, figures de cirque ou de carnaval où le jeu des masques entraîne au jeu de la mort ; la direction d’acteurs de Decker, vive et aiguë, assistée des costumes piquants de Wolfgang Gussman, nous plonge alors dans le monde de James Ensor, où la mort ricane sous son vêtement festif.

Dans ce dispositif scénique à la fois simple et virtuose, s’intègre une équipe vocale qui sert au mieux la partition, dont Pinchas Steinberg fait sonner avec fièvre les étrangetés et les envolées orchestrales. Robert Dean Smith soutient sans faille la partie de Paul, réussissant même à insuffler de l’élégance à ce rôle de ténor aux limites de l’endurance (pour le chanteur, et pour l’auditeur aussi !) ; Doris Lamprecht est une Brigitta dense et émouvante, Stéphane Degout un Frank / Fritz aussi stylé qu’à son habitude, d’une drôlerie noire quand il le faut ; enfin, Ricarda Merbeth obtient un triomphe mérité, par son interprétation habitée de Marietta qui sait être tour à tour coquette, séductrice, maléfique ou distante – une sorte de Zerbinette qui agirait comme Salomé et chanterait comme Ariane. L’adéquation des chanteurs et de la production à l’univers littéraire et musical si particulier de cette œuvre est à saluer, et offre une grande soirée. Belle entrée au répertoire de l’Opéra.

C.C.

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