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Entre les cinq grandes tragédies lyriques (Hippolyte et Aricie, Castor et Pollux, Dardanus, Zoroastre et Les Boréades) qui jalonnent sur trente ans de la carrière dramatique de Rameau, il est impossible de choisir. Ce sont cinq immenses chefs-d’œuvre. Dardanus et Zoroastre ont connu deux versions successives, et dans le cas de Dardanus, les trois derniers actes ont été totalement récrits, texte et musique, pour la reprise de 1744, car la création, en 1739, avait connu un échec relatif devant une action exagérément féerique et surnaturelle aux dépens de la vraisemblance dramatique, laquelle n’était pourtant pas le souci prioritaire de l’époque. Comme la version remaniée est moins riche musicalement, c’est la première qui est généralement préférée lors des (trop rares) reprises modernes. Mais on ne saurait renoncer au sublime Air de Dardanus dans sa prison, « Lieux funestes », qui ouvre le quatrième acte de 1744, peut-être le sommet de l’œuvre entière et que j’ai toujours rapproché de l’Air de Florestan au début du dernier acte de Fidelio. De même, il faut « sauver » la saisissante page symphonique des Bruits de guerre terminant le deuxième acte de 1744.

Préférable à l’ancienne (et fort abrégée) version hybride de la production, stylistiquement indéfendable, de Raymond Leppard (cd Erato), c’est le choix de la parfaite réalisation de 1998 de Marc Minkowski parue sous étiquettes Archiv en 2000, et c’est aussi celui du merveilleux spectacle d’Emmanuelle Haïm avec son Concert d’Astrée, avec la mise en scène enthousiasmante de sa complice Claude Buchwald, que vient de nous offrir l’Opéra de Lille, avant d’être reprise à Caen, puis à Dijon et, je l’espère, bien ailleurs encore. On y trouve même la brève mais très dramatique scène 4 de l’acte III (le Duo de Teucer et Anténor « Cessez vos jeux »), absent chez Minkowski, bien qu’il figure sur les cd australiens d’Anthony Walker (chez ABC), privés eux du Prologue. Il ne semble pas que le reste des trois actes de 1744 ait jamais été représenté, ni enregistré, à notre époque…Emmanuelle Haïm nous avait déjà transportés il y a deux ans avec ses mémorables BoréadesBoréades), de l’Anténor du baryton américain Trevor Scheunemann, à la voix corsée et puissante, à la haute taille d’une imposante prestance, du Teucer opportunément plus sombre, voire plus « noir » de François Lis, enfant du pays puisque lillois, ou de la silhouette impressionnante de la basse anglaise Andrew Foster-Williams, magicien Isménor à la basse profonde, dont le costume évoque à s’y méprendre quelque pope orthodoxe. Quant au rôle titulaire, confié comme souvent chez Rameau à un ténor aigu, pratiquement une haute-contre – c’est le ténor suédois Anders Dahlin qui en assume la difficile incarnation, celle d’un anti-héros comme l’Abaris des Boréades, et qui n’apparaît qu’à partir du deuxième acte, en compagnie du magicien complice qui stimule son courage tout comme Adamas dans ces mêmes Boréades (décidément, les parallèles abondent entre les deux œuvres que près de cinq lustres séparent !). « Anti-héros » car c’est un tendre que seule sa fulgurante victoire sur le monstre marin, sauvant la vie de son fils Anténor, révèle enfin en plaine possession de sa carrure héroïque. N’ayons garde d’oublier la somptuosité charnelle épanouie de la Bulgare Sonya Yoncheva en Vénus, ni le charme un peu acidulé (tout à fait en situation, du reste) de Marie-Bénédicte Souquet incarnation de l’Amour, son fils. Bilan totalement positif quant à la joie de nos oreilles, capitale chez Rameau.

Mais une tragédie lyrique à la française, c’est un spectacle complet, où notamment la danse, loin de consister en simple hors-d’œuvre, est constamment intégrée à l’action, réalisant ainsi l’idéal d’un Gesamtkunstwerk tel qu’il ne sera plus jamais égalé. Aussi, monter Rameau coûte cher, il y faut du faste, de l’éclat, du grand spectacle, et ici on n’a pas lésiné sur les frais, la fête est tout aussi complète quant au spectacle. La mise en scène de Claude Buchwald est parfaitement belle, et l’intérêt ne languit jamais au long de ces trois grandes heures. Elle a même triomphé du plus grand défi, celui du quatrième acte, l’acte des Songes, avec les allégories féeriques berçant le sommeil de Dardanus, sans doute un évanouissement dû à l’épuisement après l’épreuve de la prison, transposée opportunément ici au bord du rivage désolé où surgira le Monstre dès le réveil du héros. La direction d’acteurs, les mouvements de scène, inspirés, mais librement, de l’esthétique d’époque (non, ce n’est pas baroque, terme trop souvent abusif, mais purement rococo, en route déjà vers le classicisme), la gestique même, tout cela est d’une justesse et d’un goût réjouissants. Claude Buchwald a su bien s’entourer, avec le décor unique d’Alexandre de Dardel, d’une souplesse se prêtant à toutes les transformations, avec les costumes de Corine Petipierre, dans la même gamme de teintes typiques de l’époque – tons pastels, vieux roses, jaunes et crème délicats, le tout sans fadeur – cependant, et occasionnellement  relevés de vifs contrastes, telles les longues chevelures noires, désordonnées comme des haillons, les suivantes de la Jalousie dans le Prologue. Ou encore le bleu éclatant de la pelisse dans laquelle s’enveloppe Vénus, qui dans l’acte des Songes descend des cintres pour flotter dans les airs, selon ce goût des « machines » dont l’âge de Rameau était si friand. Pour le reste, les costumes – chemises ou tuniques flottantes – sont d’une sobriété sans doute plus grecque que rococo.

Reste la chorégraphie de Daniel Larrieu, et là je ferais la légère réserve d’un vocabulaire gestuel un peu pauvre, alors qu’au niveau des pas, en particulier, il était à l’époque bien plus riche que nous ne l’imaginons aujourd’hui : la célèbre Camargo participait aux premières représentations. Mais, de l’importante Ouverture aux rythmes pointés à la française beaucoup plus enlevés qu’au temps de Lully, à la majestueuses Chaconne finale, la plus belle de Rameau, aux teintes orchestrales et harmoniques parfois déjà post-romantiques, en passant par des pages d’anthologie comme l’air d’Iphise « Ô jour affreux » ouvrant le troisième acte, comme le bouleversant « Lieux funestes » de 1744 déjà mentionné, Dardanus, partition d’une inépuisable richesse (déjà à propos d’Hippolyte et Aricie, le vieux Campra estimait qu’il y avait dedans assez de musique pour dix opéras !), est un repas des plus fins et succulents, où chaque ornement, chaque appoggiature, chaque touche instrumentale, sont autant d’herbes et d’épices, relevées sans excès. Car Rameau était Bourguignon, pays de gastronomie raffinée et de grands vins. La production lilloise fut un constant régal de l’esprit, des sens et avant tout du cœur. Que souhaiter de plus ?

H.H.