Chabrier, ce sont mes amours, l’un des quelques compositeurs pour lesquels je me déplacerais loin aux trop rares occasions où l’on peut voir et entendre leurs œuvres. Je me suis donc précipité au Grand Théâtre de Genève pour la nouvelle production de L’Étoile. Et là… Rendre vulgaire le plus raffiné des musiciens, c’est péché grave, c’est un crime contre l’esprit. Se croyant sans doute au Grand Magic Circus, Jérôme Savary verse dans la grosse gaudriole volontiers salace et égrillarde alors que l’érotisme exquis de Chabrier conserve la fraîcheur d’un nu de Renoir et toute la pure tendresse d’un cœur ingénu. Car même lorsqu’il chausse ses bottes d’Auvergnat « foutraud » déchaînant sa terrienne truculence, jamais il n’abandonne la démarche paradoxalement élastique et légère des gens gras. Cette mise en scène est au contraire d’une rare lourdeur, les effets sont appuyés, bourrés de ridicules pléonasmes. La scène est encombrée de comparses étrangers à l’action, à la musique comme au livret, et d’un bric-à-brac d’objets hétéroclites. Lorsque le texte parle de coureurs de fond, faut-il nous montrer un cycliste fonçant à travers la scène ? Et quant aux crayons, le symbole phallique en est trop primaire. Savary serait-il devenu un petit vieux libidineux ? Il a parfois modifié le livret, on se demande pourquoi. Lorsqu’à la vue du terrible pal, le pauvre Lazuli s’exclame : « Ah que cela doit faire mal ! », l’imperturbable Roi Ouf répond : « Mon ami, ça m’est bien égal ! », ce qui devient ici un : « Au contraire, c’est un vrai régal » à l’homosexualité trop évidente. Que font sur le plateau ces nains volontairement hideux, dont le plus petit se déguise en Mickey ? Et le Roi Ouf se dissimule sous une nudité obèse à la Botero tout aussi hors de propos. Certains des costumes d’Ezio Toffolutti sont amusants, tels les dominos des soldats, d’autres carrément laids. Le choix des couleurs (celles des décors également) tire vers l’acidité d’un Dufy, qui avait été mieux en situation avec Poulenc, alors qu’ici on espérait les impressionnistes que Chabrier fréquentait et aimait tant, au point de leur acheter de nombreuses toiles. La direction d’acteurs de Savary, vive et mouvementée, est parfois gênée par l’encombrement du plateau aux trop nombreux accessoires et comparses. Typiquement, le public ne rit – grassement d’ailleurs – que pour les détails ajoutés ne figurant pas dans l’œuvre. Pauvre Chabrier, si souvent victime malchanceuse ! Je préférais infiniment la production avec laquelle, il y a deux ans, Jérôme Deschamps avait inauguré son règne à l’Opéra-Comique, sans compter celle de Louis Erlo à Lyon en 1984, source de l’unique cd disponible, dirigé par Gardiner, qui garde toutes ses éminentes qualités.

C’est infiniment dommage car, comme trop souvent à l’opéra de nos jours, il fallait fermer les yeux et ouvrir les oreilles, pour ce qui s’est avéré un vrai régal, même si Jean-Yves Ossonce eût pu alléger d’un ou deux pupitres de cordes un orchestre romand parfois lourd, alors qu’avec Ansermet, il y a un demi-siècle, il s’était fait de Chabrier une spécialité. Les passages «pétaradants » étaient les plus réussis (pourquoi les rythmes anapestes ont-ils toujours des vertus aussi comiques ?…). Excellente distribution, dans l’ensemble, à condition de ne pas toujours focaliser son attention sur ce que le metteur en scène lui demande, et de se concentrer sur la seule musique. Vétéran du rôle, Jean-Paul Fouchécourt jouant de sa petite taille, campe un Roi Ouf tour à tour bonasse et pleutre, dont la voix claire et très légère évoque parfois celle de son grand aîné Michel Sénéchal. Le délicieux Lazuli de Marie-Claude Chappuis, sa silhouette et son jeu de scène à l’appui, est d’une très évidente féminité qui prête à ses ensembles avec Laoula (Sophie Graf, au timbre sensuel et fruité, la plus jolie voix de la soirée) et Aloès (Blandine Staskiewicz, opportunément plus âpre) des charmes saphiques enjôleurs et sans doute voulus par les auteurs. René Schirrer campe un Siroco à la prestance imposante, aux graves profonds et vigoureux l’opposant heureusement aux teintes noires… viriles du Roi. Rôle de composition par excellence, l’irascible Hérisson de Porc-Épic-Cocu et tête de turc de l’histoire, trouve en Pierre Doyen une incarnation d’une morgue et d’un aplomb inénarrables, auquel le Tapioca de Fabrice Farina donne une parfaite réplique. Les chœurs du Grand Théâtre sont en grande forme. Allons, la lourdeur superfétatoire du travail de Jérôme Savary n’aura pas réussi à étouffer la verve étincelante de la géniale partition de Chabrier, dont on relève sans cesse à quel point (intrigue y compris), elle a servi de source nourricière aux Aventures du roi Pausole d’Arthur Honegger. Fouchtra ! On ne saurait, même ainsi, éteindre le feu d’artifice, rire « hénaurme » et tendresse ingénue, de l’immortelle musique de Chabrier.

H.H.