Réalisant un rêve caressé de longue date, et qu’il n’avait pu mener à bien sur sa scène d’Amsterdam, Pierre Audi a réuni en une même journée les deux Iphigénie de Gluck (qu’on peut voir séparément certains soirs), projet qui à ma connaissance constitue une première mondiale. Pour ce faire, il a un peu abrégé Iphigénie en Aulide, élaguant une vingtaine de minutes de ballets et de divertissements, alors qu’Iphigénie en Tauride, plus serrée, plus compacte, est restée presque entièrement intacte. Ecrites à cinq ans d’intervalle  (1774 et 1779), les deux pièces n’ont jamais été prévues pour être données ensemble, et d’ailleurs le personnage central fait appel à deux voix de type et de tessiture dissemblable. Grâce au concours du merveilleux Christophe Rousset, imprimant à l’orchestre et aux chœurs de la Monnaie une énergie fiévreuse et survoltée, grâce aussi à une distribution presque entièrement de très haut vol  (et n’oublions pas les admirables éclairages de Jean Kalman), Pierre Audi a disposé de moyens lui permettant de faire de cette représentation en deux parties d’une heure quarante chacune séparées par un grand entracte d’une heure, une éclatante réussite. En somme, il a traité ces deux volets à la manière d’un grand diptyque proche dans l’esprit des Troyens de Berlioz bien plus que des drames wagnériens.

Alors qu’Iphigénie en Tauride figure au grand répertoire presque aussi souvent qu’Orphée, son aînée languit dans une obscurité relative, et généralement on l’estime de qualité inférieure. Or, c’est Iphigénie en Aulide surtout qu’Audi et Rousset ont voulu réhabiliter, me confirmant leur secrète préférence, et de fait elle constitue le sommet de la soirée. Les quelques coupures sont toutes au bénéfice de la tension tragique, et la musique de Gluck, qui peut être si ennuyeuse dans des productions inférieures, en sort avec une force dramatique qui subjugue et coupe d’emblée le souffle. C’est là qu’on comprend que Gluck, moindre musicien sans doute que Rameau et Mozart, entre lesquels il se situe, est avant tout un grand génie théâtral.

Semblable (avec variantes notamment dans les couleurs et les éclairages), le dispositif scénique, très singulier, vise à recréer l’ambiance du théâtre antique (« un petit Epidaure », nous précise Audi), en mettant l’espace scénique à l’emplacement de la fosse d’orchestre, recouverte, les musiciens se situant derrière, suivis du chœur, en fond de salle, devenant donc spectateur (lui aussi, juste devant une partie du public, qui fait donc face au reste de la salle,) ce qui lui restitue son rôle original de témoin et commentateur de l’action. Des deux côtés de l’espace scénique, un grand escalier métallique, périlleusement raide, au point qu’il a failli être fatal à un figurant étourdi par la chaleur des cintres et qui, pris d’un malaise, l’a dévalé de tout son long, interrompant très brièvement le déroulement de la scène finale d’Iphigénie en Aulide – qui a pu se poursuivre, cette chute spectaculaire et bruyante n’ayant entraîné aucune blessure, ce qui nous a rappelé qu’un figurant est entraîné à tomber et à se ramasser. Les costumes sont modernes, mais avec beaucoup de sobriété et de discrétion et, selon les moments de l’action, les femmes ne dédaignent pas d’amples robes longues. Doré ou argenté dans Iphigénie en Aulide, le décor, avec ce grand nuage longtemps pesant et qui s’anime lorsque les vents libérés permettent à la flotte grecque d’appareiller enfin, se fait d’une blancheur immaculée très classique pour figurer l’austérité du temple où se déroule Iphigénie en Tauride, espace scénique  volontairement plus nu et dépouillé pour une action plus statique, où le rôle dynamique de la musique se fait plus essentiel.

Si Iphigénie en Aulide, contrairement aux attentes, s’affirme le plus beau moment de la soirée, c’est avant tout à cause de la bouleversante incarnation de l’héroïne par Véronique Gens qui, magistralement dirigée par Pierre Audi, nous émeut aux larmes tant par les accents d’une voix à la pureté juvénile idéale que par sa gestique, la maîtrise de ses mouvements de bras et d’épaule en particulier. Inoubliable, elle domine une distribution pourtant de haut niveau, avec le somptueux velours sombre de la mezzo suédoise Charlotte Hellakant, Clytemnestre tout d’abord reine altière, mais bientôt mère frémissante de douleur et de compassion : le duo mère-fille est l’un des très grand moment du spectacle. Mais n’ayons garde d’oublier l’imposant Agamemnon du baryton américain Andrew Schroeder, en grand uniforme d’amiral de la flotte grecque avec casquette et décorations, ni l’éclatant ténor français Avi Klemberg, Achille viril et passionné à la superbe prestance, ni le terrifiant Calchas de Gilles Cachemaille, impitoyable vieillard à canne et à lunettes dont la déchéance physique se compense en une autorité tyrannique qui fait froid dans le dos. Et n’ayons garde d’oublier la déesse Diane de la soprano hollandaise Violet Serena Noorduyn, seul personnage apparaissant dans les deux pièces.

Après cette tornade de drame et de musique, qui a dû en surprendre plus d’un, dont le signataire de ces lignes, venons-en au second volet du diptyque, cette Iphigénie en Tauride plus familière. Le happy end de la pièce précédente, imposé par les conventions de l’époque, nous prive de l’essentiel mobile de l’enchaînement des deux actions, car en réalité Diane n’a fait grâce de la vie à Iphigénie qu’à condition qu’elle devienne sa prêtresse vouée à la chasteté éternelle, loin de son Achylle, de toute manière tombé lors de la guerre de Troie dont les dix ans  séparent les deux drames. Et c’est ainsi que nous la retrouvons, mais à présent incarnée, le rôle l’exige, par la voix de l’allemande Nadja Michael. Certes, c’est davantage un rôle de  grand soprano dramatique, d’une Eboli, d’une Amnéris, voire d’une Kundry  (mais il y a dix ans elle incarna aussi Carmen à la Monnaie de Bruxelles), il n’empêche que son large vibrato, combiné avec une fâcheuse tendance à prendre la note « par en bas », nuisible à la justesse, sans compter une diction française détestable (l’une des rares de cette double distribution), m’ont fait bien souffrir par moments. Faiblesse bien rachetée par l’excellence de l’admirable Oreste de Stéphane Degout et de son compagnon Pylade, le non moins parfait ténor finlandais Topi Lehtipuu. Tout au plus la mise en scène souligne-t-elle peut-être à l’excès l’homosexualité évidente de leur amitié. En contraste absolu, l’affreux et brutal tyran Thoas, incarné avec violence par Werner Van Mechelen  (Arcas dans la pièce précédente), et qui piétine sauvagement les prêtresses de Diane après les avoir extraites de leur jacuzzi en leur jetant leurs robes à la figure. Un des rares moments de paroxysme ( avec les noires Euménides rampantes tourmentant sournoisement Oreste poursuivi par le remords du meurtre de sa mère) au sein d’une mise en scène plutôt statique, mais l’action l’est également.

Au total, une très grande soirée, qui rend enfin au Chevalier Gluck sa pleine stature de dramaturge et de musicien, le précurseur direct de Berlioz qui l’admirait tant.

H.H.