Paris, Buchet-Chastel, 240 p., 20 €, 2013.

Le titre et la couverture laissent présager un programme largement balisé, y compris par Michel Schneider lui-même : voir Prima donna. Opéra et inconscient (Odile Jacob, 2001), déjà illustré par un portrait de Maria Callas. L'auteur part d'ailleurs d'un récit originel abordé dans l'ouvrage précédent : le rapport ambivalent que Freud a entretenu à l'égard de la musique, une phobie qui, dans la très mélomane Vienne de 1900, et pour celui qui rêve de récits d'analyse semblables à des livrets d'opéra, prendrait peut-être au fond la forme d'un attrait refoulé. Mais, quand bien même on peut regretter que Schneider n'entre pas davantage en dialogue avec certains ouvrages canoniques en la matière (à commencer par Linda et Michael Hutcheon, Opera : Desire, Disease, Death, University of Nebraska Press, 1996), l'essayiste et romancier confirme qu'il connaît fort bien l'art lyrique en général, et les compositeurs et les œuvres dont il parle ici en particulier - allant du très connu, Faust de Gounod ou La Traviata de Verdi, au plus neuf, Les Stigmatisés de Schreker, Vanessa de Barber ou Un tramway nommé désir de Prévin. Ses analyses, originales et souvent stimulantes, sont servies par une plume fine et précise, qui excelle dans l'art de la formule bien frappée, avec un goût prononcé pour les chiasmes éclairants et les paradoxes fulgurants. Mentionnons ainsi l'examen du dilemme entre langage et sexualité auquel est confrontée Rusalka ; l'importance du « voir chanter », analysé à partir des Contes d'Hoffmann ; le parallèle instructif - d'ailleurs exploité par certaines mises en scène récentes - entre Violetta et Marylin, à laquelle Schneider a consacré le beau Marilyn, dernières séances (Grasset, 2006) ; l'analyse des pulsions sadomasochistes qui traversent l'œuvre de Britten ; les hypothèses concernant le caractère paradoxalement mortifère de la réussite de Carmen ; etc.

Il n'en reste pas moins que, si l'on a ouvert le livre avec l'espoir toujours très vif de voir les sortilèges de l'opéra et les tropismes de ses aficionados enfin décortiqués par la vertu de la psychanalyse, une fois celui-ci refermé, la confiance que l'on pouvait avoir dans ce type d'approche a commencé à se teinter de scepticisme. Car si, indiscutablement, les canevas des livrets d'opéra et les personnages qu'ils confrontent abondent en invariants, stéréotypes et clichés, on a l'impression que l'exercice de la psychanalyse - tel en tous les cas que le met en œuvre Schneider, « freudien impénitent » comme il se définit lui-même (p. 56) - revient finalement, quelle que soit la finesse des analyses intermédiaires, à leur surimposer une grille de lecture encore plus grossière, n'ayant pour effet que de renchérir sur cette caractéristique plutôt que de venir l'éclairer. En effet, au-delà des multiples anamorphoses que connaissent les pulsions érotiques et thanatiques décrites par Freud, dont on veut bien qu'elles puissent prendre alternativement les traits de la mère, de l'amante et de la mort, tout, à l'opéra, semble en définitive devoir se soumettre au dénominateur commun de la « mère archaïque toute-puissante » (p. 87) et du complexe d'Œdipe (p. 60 : « Les quatre tessitures [...] inscrivent la scène œdipienne aussi sûrement que le jeu des sept familles : le père, la mère, le fils et la fille. »). Schneider pose ainsi la question : « Et si l'amour, dans sa source et sa destinataire, était toujours maternel, c'est-à-dire absolu, totalitaire, éradicateur de tout ce qui n'est pas lui ? » et répond : « Les opéras sont presque toujours des opéras de la mère. » (p. 203) C'est elle qui, immanquablement, engendre la haine des filles et, surtout, écrase les fils - éternellement condamnés à concilier les pôles de la « maman » et de la « putain » (voir notamment p. 37), quitte, sinon, à nourrir les rangs des homosexuels fous d'opéra, qui substituent à la mère le fétiche de la voix (p. 187). Parfois, les allusions aux biographies des auteurs sources et librettistes (Tennessee Williams) ou des compositeurs (Gounod, Bizet) semblent confirmer cette hypothèse ; parfois, le lecteur a l'impression que des ruptures logiques inexpliquées faussent la perspective (comme dans le chapitre sur Korngold, où la présence envahissante du père du côté de la vie cède inexplicablement la place à des avatars de la mère du côté de l'œuvre ; ou dans celui sur Verdi, pour lequel on peut s'étonner de voir la figure maternelle à ce point privilégiée, quand on sait que, d'un point de vue biographique, c'est surtout avec deux figures paternelles - son père biologique puis son beau-père Antonio Barezzi - que le compositeur eut particulièrement maille à partir).

Par ailleurs, au-delà de ce décalage manifeste entre la richesse des analyses de détail et la relative pauvreté du propos d'ensemble (dont Schneider et l'opéra seraient en définitive moins responsables que cette forme d'approche psychanalytique), plusieurs caractéristiques de l'ouvrage posent tout de même question. D'abord, l'opéra est-il vraiment, comme l'avance Schneider, le lieu où, tout uniment, s'exacerbe la différence des sexes, préalable nécessaire à l'élaboration de la scène œdipienne ? L'opéra baroque et, dans une certaine mesure, la relecture qu'en donne un certain opéra contemporain, largement laissés de côté par l'ouvrage, n'invitent-ils pas à considérer que l'hypothèse inverse est également acceptable - comme le fait par exemple Dominique Fernandez dans plusieurs de ses essais ? Il est vrai que l'auteur de Porporino ou les Mystères de Naples (1974) illustre par là un type d'approche lié à des préoccupations identitaires que Schneider rejette pour sa part absolument, qualifiant l'usage des gender studies dans le domaine de l'opéra d'« absurdes dérives musicologiques » (p. 119). Pourtant, s'y référer, ne serait-ce que de manière modérée, ne permettrait-il pas de dire clairement que les propositions faites dans l'ouvrage concernant le masculin, le féminin, et le fonctionnement de leurs désirs respectifs, renvoient d'abord et avant tout à un moment spécifique de l'histoire de l'opéra (essentiellement celui de la seconde moitié du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, contemporain de l'essor de la psychanalyse), plutôt qu'à une essence ? Qu'il est le reflet de constructions historiques, des situations sociales qu'on accorde aux uns et aux autres, et des pathologies qu'elles sont alors susceptibles d'engendrer ? C'est d'ailleurs pour cela, et non pour quelque raison intrinsèque aux femmes, comme c'est suggéré, que, jusqu'à une période récente, les compositrices d'opéra ont été peu nombreuses (voir p. 226).

Parfois, une relative incertitude plane également sur le mode de prise en charge du discours : si Schneider rappelle clairement que les œuvres analysées sont écrites par des hommes et représentent des femmes, parlent donc du désir des hommes et fantasment celui des femmes, on a périodiquement l'impression que son propos se distingue mal de celui qu'il s'est donné pour tâche de restituer, et que, d'une certaine manière, il adhère à cette mythologie de la distinction tranchée des sexes qui, sous couvert d'hommages fascinés envers les femmes, possède également des implicites rétrogrades presque misogynes. La question « que veut la femme ? », posée par Freud, et répétée plusieurs fois au gré des articles, devient ainsi le troublant leitmotiv du livre (s'agit-il, comme pour le précédent ouvrage, d'un recueil de textes parus dans des programmes d'opéra ? cela n'est pas dit). Dans l'article sur Vanessa de Barber, on lit alors des propos qui semblent n'avoir d'autre fonction que de renvoyer clairement les hommes au royaume de Mars et les femmes à celui de Vénus : « Vanessa oppose clairement un amour que l'on pourrait dire féminin, fait de souvenir indestructible, d'abstraction du corps, d'idéalisation du sentiment, et un amour masculin, vivant, concret, charnel. » Ou encore : « Peut-être l'attente, le temps arrêté, est-elle propre à l'amour des femmes. Peut-être les hommes sont-ils davantage du côté de l'espérance, du temps en mouvement. » (p. 124-125) On retrouve également ici et là d'inévitables variations sur le « sexe blessure » et autre « phallus manquant ». À propos de Rusalka, il est dit que « le désir est blessure faite au corps, et la possibilité de donner la vie ne laisse pas la femme intacte, elle nécessite l'effraction et le sang. » Et de Traviata : « Elle ne veut pas l'homme. Elle lui en veut. D'être autre, de n'être pas elle. Elle veut détruire celui dont elle dépend et sans qui elle s'effondre. » (p. 105)

En contrepoint, tout ce qui a trait à l'homosexualité fait l'objet d'un curieux traitement : elle est minorée ici, surreprésentée ailleurs - omniprésente de manière générale, soustraite in extremis à la pathologie, mais quoiqu'il en soit placée sous le signe de trois structurations types : névrotique, psychotique et perverse, des catégories de la psychanalyse utilisées a priori de manière neutre mais qui, évidemment, sonnent ici étrangement (p. 174-175). Ainsi, pour Schneider, il semble important de soustraire Vanessa de Barber des relectures gay auxquelles l'œuvre a pu prêter le flanc (du fait de l'étroite association, dans son élaboration et sa création, d'artistes homosexuels), sous prétexte que celles-ci impliqueraient un « être gay » de la musique. Pourtant, personne ne saurait prétendre que la réception et l'appropriation d'une œuvre par une frange de son public engagent nécessairement sa substance. A contrario, l'examen du personnage de Blanche dans Un tramway nommé désir, « folle » - au double sens psychanalytique et camp du terme - qui encode une certaine haine de soi propre à Tennessee Williams, est tout à fait convaincant. L'article sur Orphée et Eurydice de Gluck est quant à lui essentiellement consacré à une longue narration interprétative du mythe, mais nulle part il est rappelé à quel point la composante homosexuelle (ou plutôt homophile : privilégiant une initiation ésotérique masculine dont les femmes de Thrace deviennent jalouses jusqu'à la furie) y joue un rôle important - la figure d'Eurydice n'en étant qu'un constituant tardif, et le couple modèle que tous deux forment un parangon largement réinventé par la bourgeoisie éclairée du XVIIIe siècle. Si, dans le cas de Britten, les frontières entre homosexualité et pédophilie ne sont en effet pas toujours claires, l'étude sur Peter Grimes présente le défaut de les distinguer et de les amalgamer tout à la fois. On peut notamment lire ceci de gênant que « ce n'est pas l'homosexualité qui heurta et heurte encore une partie du public, c'est le lien qu'elle entretient avec l'enfant et la mort, présent dans certaines formes du désir homosexuel. » (p. 180-181) Enfin, l'étude conclusive revient, comme celle du précédent ouvrage, sur la figure topique de l'homosexuel amateur d'opéra (mais sans dialogue - même polémique - avec l'ouvrage de référence de Wayne Koestenbaum intitulé The Queen's Throat : Opera, Homosexuality, and the Mystery of Desire, Poseidon, 1993, qui propose d'autres pistes d'investigation pour éclairer ce lien supposé privilégié). Il y est répété que, paradoxalement, non seulement les homosexuels ne s'attachent pas particulièrement aux œuvres dont les contenus homosexuels latents pourraient être les plus forts (les opéras de Wagner par exemple, qui seraient moins appréciés par eux que ceux de Verdi), mais encore sont attirés et ont tendance à s'identifier aux figures féminines plus qu'aux figures masculines : aux « divas, les plus femmes des femmes » (p. 228) qui, ailleurs, sont aussi associées à la « mère phallique, nullement féminine » (p. 187). Tout ceci, probablement valide à l'heure d'un récent âge d'or du belcanto (s'étendant de Callas à Sutherland et Caballé), demanderait certainement à être interrogé (confirmé par des études précises), non seulement dans l'absolu (l'attraction exercée par la voix, l'interprète et les personnages masculins n'est-elle pas tout de même quelque peu minorée - sur les homosexuels comme sur le public en général ?), mais encore aujourd'hui, à l'heure où l'homophilie supposée de l'univers wagnérien continue de créer la polémique, bien plus que la « gay-friendlisation » de l'opéra de Verdi, et où les voix de tête (haute-contre et contreténors) semblent tout autant si ce n'est même davantage requérir l'attention du public gay (une donnée dont il n'est pas du tout question ici) que le corpus d'œuvres traitées par Schneider.

 Au fond, en replaçant cet ouvrage - brillant et passionnant jusque dans ses dimensions les plus contestables - au sein de l'ensemble de l'œuvre de Schneider, on peut se demander si l'on n'en apprend pas au moins autant sur les « métaphores obsédantes » et le « mythe personnel » de l'auteur que sur l'inconscient de l'opéra auquel il dit vouloir s'attacher. On ne prétendra pas psychanalyser le psychanalyste, mais un détail nous met tout de même la puce à l'oreille. Dans le chapitre sur Les Contes d'Hoffmann, Schneider fait référence au Fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux, et écrit : « Le Fantôme de l'Opéra est un roman centré sur la voix comme fétiche de la sexualité et de la mort de la mère. Lorsque Erik, le fantôme, était enfant, par sa voix céleste, elle l'a littéralement enchanté, et condamné à errer toujours dans les couloirs des Opéras, cherchant dans celles des chanteuses un substitut de cette voix perdue. » S'agit-il d'un résumé de l'intrigue ou d'une interprétation ? Car rien dans le roman de Leroux ne laisse entendre cela en quelque manière. On y lit en effet simplement qu'Erik « était le fils d'entrepreneur de maçonnerie » et qu'« il avait fui de bonne heure le domicile paternel, où sa laideur était objet d'horreur pour ses parents », avant de faire le tour du monde comme monstre de foire, artiste magicien, puis éminence grise d'épisodes politiques grandioses et sanglants. Ce n'est que par le souci de redevenir, dans la mesure du possible, « monsieur tout le monde » qu'il s'est fait finalement « entrepreneur ordinaire », et a présenté ses services à l'Opéra de Paris, alors désireux de consolider ses fondations. Cette figure maternelle dont parle Schneider n'est donc que pure invention : magnifique, certes, mais révélatrice. Oui, pour l'auteur de Maman (Gallimard, 1999, qui raconte comment l'homosexuel Marcel Proust est devenu écrivain au prix d'une rupture symbolique avec sa mère), on comprend finalement très bien pourquoi et comment « les opéras sont presque toujours des opéras de la mère. » - et tout ce qui s'en suit.

T.P.