Arles, éd. Actes Sud, 2013

Tout wagnérien s'est un jour ou l'autre posé cette question épineuse et douloureuse : dans quelle mesure Wagner est-il responsable des récupérations dont il a été l'objet ? Et, plus largement : peut-on dire que la culture allemande - en particulier dans son acmé romantique - contenait en germes la catastrophe nazie ? Une question délicate, placée au cœur de l'historiographie, dont la mise en scène d'opéra s'est emparée jusqu'à la figer parfois en poncif, et qui suppose de se frayer une voie incertaine entre les écueils opposés du déterminisme et du relativisme. Les remous occasionnés récemment par l'exposition du Louvre intitulée De l'Allemagne, 1800-1839, de Friedrich à Beckmann le prouvent clairement. Le premier écueil entretient ad libitum le sentiment de culpabilité ; le second écarte au contraire un peu vite l'hypothèse d'une quelconque implication. On sait ce qu'il en est pour les wagnériens, entre rejet irrité de tout principe de causalité, et procès - non exempt de masochisme - de l'idole. En Allemagne, nulle figure n'illustre mieux cette tension que Thomas Mann ; mais cette question passionne également les Français désireux de faire un sort à leur germanophilie contrariée.

Ainsi, à l'heure où l'Allemagne d'Angela Merkel semble vouloir dissiper les brumes de la « faute collective », Olivier Py choisit quant à lui de se replonger dans la nuit germanique et de ressaisir ce qui, en elle, serait à la fois promesse et illusion, grandeur et souffrances, élan vital et pulsion de mort. Si certains estiment que ce dossier doit être désormais classé, Py, qui ne l'a abordé qu'avec parcimonie dans le cadre de ses mises en scènes, souhaite au contraire y voir la question « inactuelle » par excellence, perpétuellement ouverte, de l'Europe moderne. Parti en quête du Rhin perdu, matrice d'une culture dont il est le héros et métaphore de l'histoire moderne « grand format », son Siegfried découvre donc que ce formidable réservoir d'énergie spirituelle qu'est l'Allemagne, source de tant d'émerveillements pour l'Occident, s'est mis sans solution de continuité à charrier ruines et cadavres. Comment ce scandale est-il possible ? Et comment vivre cette dialectique ? Placée sous le signe de « l'ange de l'histoire » de Benjamin, la prosopopée proprement catastrophique de Py donne à réentendre tous les oracles fantomatiques des plus grands « pédagogues ès germanité » - qui sont aussi souvent ses plus grands critiques : Hölderlin, Novalis, Wagner, Nietzsche, T. Mann, Jünger, Benjamin, Heidegger, Celan, Syberberg, Kiefer ou B. Strauss. Comme c'est souvent le cas pour l'œuvre écrite du poète dramaturge, cette nouvelle à forte densité métaphorique et allégorique paraît, à première lecture, à la fois habitée, visionnaire et un rien emphatique. La perspective change toutefois si on replace le texte dans l'ensemble d'un projet théâtral soumis au principe du lyrisme, et se souvient qu'il a besoin de la scène - ou simplement d'être proféré - pour actualiser ses vertus les plus incantatoires. Commande du « Wagner Geneva Festival », il trouvera toute sa puissance dans le cadre d'une lecture donnée par le poète lui-même ; traduit en allemand, mis en musique et en chant par Michael Jarrell, et porté à la scène par Hervé Loichemol, il acquerra une forme d'évidence et de naturalité qui ne demandent ici qu'à prendre chair. Pour notre part, nous avons voulu voir avant tout dans ce monologue riche - et lourd - de significations latentes et d'images potentielles une passionnante note d'intention pour un Ring à venir.

T.P.