Un touche-à-tout, Numa Sadoul : un passionné de BD (il aura publié des entretiens avec Hergé, Franquin, Uderzo, Moebius, etc. et les Cabu, Charb, Luz, Siné et autres qui ont fait l’esprit Charlie-Hebdo, et écrit des essais sur certains d’entre eux), un auteur aussi (il aura produit des romans et deux pièces de théâtre, publié le Ring en BD, traduisant le texte de Wagner illustré des dessins de France Renoncé), un chroniqueur encore, accumulant critiques passionnées de théâtre et d’opéra tout autant. Et, parce que la tentation était trop grande, un metteur en scène, qui a passé le rideau et est devenu constructeur de spectacles : de théâtre – du grand répertoire – et d’opéra – du répertoire encore, et pas des moindres. Ces 40 ans passés depuis sa première mise en scène en 1977 (Parsifal à Lyon) pouvaient faire à eux seuls l’objet de cet Ego-dictionnaire. C’est que Numa Sadoul est né à la scène lyrique lors même de cette période ahurissante qui suivit la création du Ring de Chéreau, achevant d’ouvrir grand les scènes lyriques à une imagination théâtrale renouvelée et débarrassée du carcan de l’héritage dévoyé de Wieland Wagner.

On vit ce premier Parsifal (blanc, désacralisé, passionnant), on vit sa Salomé (qui avait failli disparaître devant les exigences d’Anja Silja, pas du tout prête à l’interpréter autrement que dans la leçon que lui avait construite Wieland – c’est elle qui partit, finalement, laissant la proposition scénique vivre son cours), on vit son Lohengrin à Lille en 1980 (très dérangeant, fantasmes d’Elsa étalés sur un plateau-volcan et arrivée du Chevalier en tour-fusée descendant des cintres, décors et costumes plus proches du Salammbô de Philippe Druillet que de la nudité wilsonnienne ou de l’esthétisme fascinant de Chéreau, et le tout mal fagoté, faute de temps (sept jours de répétitions !), de moyens et d’équipe, sans doute : mais assurément, à l’époque, un Lohengrin plus percutant que les fades réalisations qu’on croisait à Munich, Bayreuth et autres lieux…). Une quinzaine de productions, dix de plus en comptant les reprises, virent ainsi le jour jusqu’à une dernière Flûte enchantée en 2016. C’est peu – certains « industriels » de la production fournissant cela sur une année – mais c’est qu’en ce domaine il faut savoir se plier au carcan de l’économie de la scène lyrique. Numa Sadoul, autodidacte, s’est au contraire construit la réputation d’un créateur plus apte à effrayer le bon public (celui de Marseille, avec une Turandot dont on parle encore…) qu’à chercher le sens du poil de la profession. Tant mieux – mais cela ne lui aura guère facilité les choses.

Il règle donc ici ses comptes, positifs (Jacques Karpo surtout, Louis Erlo moins) ou négatifs (la plupart des directeurs et agents croisés sans résultat). Il évoque (trop brièvement) ses souvenirs et rencontres (Leonie Rysanek, l’étoile révérée), ses amitiés (Monique Barichella, Antoine Livio), ses succès et ses échecs, ses espoirs déçus, ses réalisations… Tout cela, plus développé, aurait pu faire un livre de souvenirs passionnant, un portrait décapant du milieu vu par cet outsider resté quelque part « un franc-tireur, un marginal » : de jolis moments, comme celui du fauteuil roulant du Parsifal lyonnais récupéré pour la Poppée de Marseille, en sont la preuve. Mais, comme il l’écrit lui-même, cet Ego-dictionnaire est un ouvrage « bâtard ». Car il a voulu faire plus, en y intégrant une part de son corpus d’analyses écrites pour diverses occasions (programmes de salle, revues), souvent pertinentes, très développées (il faut lire les 127 pages consacrées à L’Anneau du Nibelung), bien défendues (on y est soi-même présent, au travers d’une discussion croisée sur son projet Lohengrin), mais qui auraient gagnées à être reprises, actualisés, resserrées, contextualisées aussi – quarante ans changeant les perspectives, les regards, l’approche et le sens même. Mélanger le tout avec de jolis portraits-interviews des petits ou grands métiers de l’opéra (éclairagiste, accessoiriste, chef de chœurs…) publiés dans la défunte revue Opéra international à la fin des années 70, ajouter quelques entrées inutiles (sept lignes sur Lehár qui n’apportent rien) donne peu à peu, au-delà du joyeux fourre-tout qu’est l’objet, l’impression que le cadre choisi – un listing prétendu dictionnaire, maladroit à manipuler faute d’un index renvoyant à la pagination – s’avère certes divers, mais surtout réducteur, accumulant trop visiblement les restes d’une carrière sans les accommoder, les transformer en une somme. Produit « bâtard », donc, avec ce que cela a de « à prendre et à laisser ». Dommage.

P.F.