Château-Gontier, Éditions Aedam Musicae, 2017, 301 p., 30 €

 

Après son ouvrage monographique paru chez Actes Sud en 2014, Cécile Auzolle réunit cette fois les actes d'un colloque consacré en 2016 à Philippe Boesmans. Comme il est fréquent dans ce genre d'ouvrage collectif, on constate ici que la multiplication des intervenants et des angles d'approche ne permet non seulement pas d'accroître la profondeur et l'acuité du propos musicologique global, mais cumule plusieurs inconvénients tels que la redondance partielle des idées, les angles morts, et finalement une certaine dilution de responsabilité. Une somme de propos parcellaires ne remplace pas une réflexion approfondie et un tant soit peu systématique.

Dès les premières phrases, l'introduction-programme de Cécile Auzolle donne le ton, soulignant chez le compositeur l'art de « tenir à distance tout intellectualisme » et insistant à la page suivante sur le fait que « loin de toute posture intellectualisante, il revendique une recherche de l'émotion et de la théâtralité [...] ». L'intellect serait semble-t-il difficilement compatible avec l'émotion, voire de nature à l'exclure. Et la constatation selon laquelle « Philippe Boesmans aime déstabiliser ceux qui s'approchent trop près de son monde, les historiens, les analystes », résonne comme une mise en garde. Vient ensuite la question de la modernité du compositeur, postulée par une rhétorique teintée de légitimation : pas de système, pas d'intellectualisme, mais modernité tout de même. Dans une préfiguration de l'un des thèmes principaux de l'ouvrage, Boesmans est défini comme « un compositeur, mais aussi, et peut-être à parts égales, un dramaturge [...] ». Quant à son style, qui sera largement invoqué lui aussi au fil des pages et considéré comme une sorte d'évidence immanente, et de ce fait pas analysé non plus, il repose sur un langage « éminemment personnel en raison d'une virtuosité de l'orchestration et un sens inné de l'architecture du temps musical ». Si l'utilisation du terme « inné » semble hardie dans ce contexte, elle relève clairement en tout cas d'une catégorie généralement associée au démiurge ou au génie. Plus que la réalité tangible qu'elle dépeint, en soi assez courante - un compositeur maître de son cheminement esthétique -, l'affirmation d'une « indépendance à l'égard des institutions, des diktats et des modes [...] », dont la formulation stéréotypée donne l'impression d'avoir déjà été employée pour nombre d'autres compositeurs, toutes esthétiques confondues, rappelle notamment le ton du discours traditionnellement attaché à la musique de Maurice Ohana.

Suivant un découpage traditionnel, ce livre apporte dans un premier temps un éclairage biographique sur le compositeur. Après un témoignage amical et chaleureux de Pierre Bartholomée, dont on retient notamment la « crise » que connut Boesmans dans l'après Passion de Gilles, un article de Guillaume Bourgeois documente de façon circonstanciée un engagement politique peu connu en France auprès du Parti Communiste Belge. Outre « l'anti-académisme de bon aloi » d'un article paru en 1970 dans les Cahier marxistes, on découvre que cet engagement politique ne pouvait pas durer sous une forme militante, l'impératif de la création étant manifestement bien plus fort que celui de la transmission d'un message politique. Abordé par Philippe Dewolf, le métier acquis par Boesmans dans le giron de la radio, à une époque où l'on allouait encore des moyens à une création musicale spécifiquement destinée à la production de dramatiques, rappelle mutatis mutandis celui que certains de ses contemporains, comme par exemple Sofia Goubaïdulina, ont pu se forger dans les studios cinématographiques. Agrémenté d'éléments biographiques, le catalogue des œuvres que propose Cécile Auzolle intéressera musicologues comme mélomanes.

Après l'homme, c'est le contour de son œuvre qui est esquissé. Certes intéressant, le rappel de Béatrice Ramaut-Chevassus sur le cadre esthétique « postmoderne » paraît marginal dans ce contexte, car très indirectement relié au compositeur. C'est à Thomas Lacôte que l'on doit le texte le plus analytique, où est mise en évidence dans Fanfare I et Fanfare II, deux œuvres pour claviers dont on pressent assez vite cependant qu'elles ne sont pas essentielles, la tendance du compositeur à rejeter la logique sérielle et à développer un environnement harmonique propice à l'intégration des consonances tonales. Yves Balmer pointe quant à lui, avec maintes précautions méthodologiques tenant à l'absence de sources écrites et de témoignages qui viendraient confirmer ses hypothèses et intuitions, des références patentes, notamment à Ravel et Strauss. La difficulté de l'exercice qui consiste à identifier des « citations de style » semble étroitement liée à celle, théorique, de la formalisation de marqueurs stylistiques profonds dont la valeur ne soit pas uniquement iconique.

Fort de son expérience de chef d'orchestre, Sylvain Cambreling souligne à propos de Reigen la difficulté de la mise en œuvre de la musique de Boesmans, tandis que le compositeur Benoit Mernier commente son enseignement non directif, destiné à accompagner l'élève dans son ouverture à lui-même. La mise en avant d'un alliage de liberté et de cohérence, ou d'instinct de rigueur, est devenu un tel lieu commun dans le discours des commentateurs comme des compositeurs eux-mêmes qu'il n'apporte ici qu'une dialectique en trompe l'œil. On voit en revanche resurgir dans l'idée que Boesmans s'inscrirait dans une « tradition non théorisée des chefs d'œuvre du passé plutôt [que des] œuvres prospectives théorisées avant même d'exister », comme s'il n'existait pas de moyen terme possible, la catégorie implicite du génie, nimbée de son aura d'ineffabilité.

Plus diffuses et consacrées à des « expériences » personnelles puis à des « regards », les deux parties suivantes mettent notamment l'accent sur la réception des opéras. Qu'il s'agisse de la presse néerlandophone (Frederic Delmotte), galloise (Edward Campbell) ou française (vue par le prisme de sa réaction aux « musiques additionnelles » envisagées par Martin Guerpin), les conclusions sont assez prévisibles car plus révélatrices des limites inhérentes à la critique musicale que des objets critiqués. Quoique fort intéressante, l'analyse par Julie Obert du livret de Julie, qui consiste principalement en l'étude de la translation dramaturgique qui s'opère à partir de la pièce de Strindberg, ne concerne que dans une proportion difficile à déterminer l'apport du compositeur.

Enfin, une table ronde d'abord systématique dans son principe... circulaire, puis émaillée de questions elles aussi giratoires et finalement laissées sans réponses, converge vers une question soulevée par Cécile Auzolle, étonnamment enfermée dans une fausse opposition esthétique : la musique de Boesmans est-elle « postmoderne, ou singulière et libre ». Une remarque de compositeur lui-même attire cependant l'attention : « Sylvain lit et relit les partitions et retrouve des fautes de distraction [...] ». Précisant qu'il ne s'agit pas là des moments consonants ou tonals, mais bien des passages harmoniquement plus ambigus, Boesmans valorise assurément l'intuition de Sylvain Cambreling, mais confirme implicitement que sa musique répond à une logique et des principes qui, même s'ils ne sont pas formalisés, produisent des constantes, ou tout du moins des tendances observables. Gageons que cet apparent paradoxe - un compositeur qui dissuade l'analyse de sa musique tout en suggérant qu'elle pourrait être fructueuse - pourra être interprété comme une invitation au questionnement des partitions, propice à explorer un vaste territoire musical qui, d'un point de vue musicologique, ressemble encore à une terra incognita.

P.R.