Lyon, Symétrie, 2 vol., 2016

France, fille aînée du wagnérisme ? Cet attachement certain et aujourd'hui encore indéfectible du public français pour l'auteur de Tannhäuser ne naquit point dans une mutuelle reconnaissance mais dans un amour-haine très caractéristique d'un contexte politico-culturel qui marqua tout au long du XIXe siècle les relations entre ces deux nations que séparaient le Rhin et tant d'autres choses. La légende dorée wagnérienne se ponctue de fait de ces séjours désastreux, de ces accouchements difficiles qui jalonnèrent l'ignorance crasse, la lente reconnaissance puis le triomphe tardif mais absolu de l'œuvre wagnérien sur le territoire national. C'est à la narration factuelle de cette histoire - basée essentiellement sur les traces écrites et tout particulièrement sur les articles et critiques parus dans une presse dont on n'imagine pas aujourd'hui l'importance - que s'est attaqué Michal Piotr Mrozowicki, en envisageant une somme qui va bien au-delà des notules habituelles la concernant.

Un premier volume, édité aux Presses universitaires de Gdansk en 2013, couvrait la période du vivant de Wagner, narrant ses différents séjours parisiens (mais il y eut aussi Bordeaux, Mornex et Marseille...), le devenir de ses œuvres distillées par fragments sous les baguettes de Pasdeloup, Lamoureux et Colonne, et sur les scènes parisiennes, avec la trop célèbre chute de Tannhäuser salle Le Peletier et le réel succès de Rienzi au Théâtre-lyrique en 1869. Avec aussi la rupture que serait la guerre de 1870 et le malheureux et si contestable pamphlet Une capitulation - si facile à exploiter « à charge » -, et cette attirance-répulsion qui traverserait déjà pour la dernière décennie du compositeur toute mention de son existence, entre Bayreuth et Venise, ou de ses créations, de Tristan à Parsifal. L'exhaustivité est le fond même du projet et permet de rappeler par exemple que la création française de Tannhäuser eut lieu à Strasbourg en 1855, bien avant Paris.

Voici que Symétrie fait paraître le considérable volume 2 (1240 pages en deux tomes) qui couvre la seule décennie 1883-1893, c'est-à-dire la période du rude combat mené pour la création française d'un troisième opéra de Wagner, à savoir Lohengrin - en province puis à Paris, à l'Eden Théâtre en 1887 sous la direction de Lamoureux puis à l'Opéra en 1893. Pour ce dernier événement, on connaît surtout les gravures d'émeute rapportées par les journaux illustrés, dont l'une sert de couverture aux deux tomes. On trouvera ici le détail des années de préparation, gestation faite d'avancées et plus encore de reculades, d'annonces de contrats, d'études de décors, de rencontres avec Cosima Wagner ou Adolf von Gross - qui gérait les intérêts des Wagner -... tout cela au milieu d'imprécations de pythonisses et de défenses exaltées ou pondérées : tout un monde de lutte, mâtiné d'un nationalisme quasi hystérique qui n'est pas sans évoquer l'antagonisme tout aussi exalté entre l'Eglise et l'État à la même époque, triste reflet d'un monde lointain. Quelque portraits de wagnériens célèbres ponctuent le récit, ceux qui furent les soutiens, les thuriféraires, les fidèles et les voyageurs - à Bayreuth, à Bruxelles aussi, autre Mecque pour les français privés de l'œuvre du maître : Judith Gauthier et son époux Catulle Mendès, Teodor de Wyzewa, Alfred Ernst et Victor Wilde, Edouard Dujardin. Bien entendu, on retrouvera des pages entières de la Revue wagnérienne, véritable média d'information à but offensif en milieu de guerre quasi déclarée. La suite historique serait La Walkyrie faisant la conquête de l'Opéra... mais c'est l'objet du prochain volume.

Un mot du travail éditorial qui aurait demandé un regard globalisant pour alléger la narration en évitant trop de redites, en réduisant le texte de quelques pages seulement, mais surtout en rythmant mieux la continuité du récit qui se lit pourtant avec passion pour qui s'intéresse à ce sujet. Lequel méritait effectivement un bilan à la fois lucide et serein - une somme, en fait. Somme qui a perdu, par rapport au volume 1, les tableaux qui chiffraient avec précision les dates et contenus des concerts, leur récurrence et leurs bénéfices (Wagner rapportait gros aux organisateurs et l'Opéra fit ses meilleures recettes de l'époque avec Lohengrin...), détails qu'il faut désormais chercher dans le texte. Défaut mineur à rattraper avec la suite de ce projet qui entend aller au moins jusqu'en 1914 - et qui sait même jusqu'à nos jours ?

P.F.