Paris, Fayard, 2016, 727 p., 35 €

Les lecteurs de L'Avant-Scène Opéra connaissent bien la plume de Timothée Picard, dont les études sur le Festival de Bayreuth (n° 274), le Théâtre de La Scala (n° 283) ou Patrice Chéreau et l'opéra (n° 281) ont participé de sa réflexion de longue date sur l'imaginaire de l'opéra et son évolution au cours des siècles.

Son dernier ouvrage en marque un aboutissement longuement mûri,  dont on salue avec admiration la richissime palette de références artistiques et culturelles convoquées, l'acuité de leur mise en relation et de l'exégèse qui en découle, autant que le style limpide et aisé qui fait de ce « pavé » érudit un roman-feuilleton dont la lecture au long cours vous embarque pour ne pas vous lâcher. Il est suffisamment rare qu'un auteur universitaire au sérieux scrupuleux sache dans le même temps parler à son lecteur et lui donner envie, pour ne pas le souligner : ici, chaque chapitre est une étape de l'aventure globale, soigneusement resituée dans son projet ; chaque développement, s'il vous fait voyager d'œuvre en concept, prend le soin d'éviter l'entre-soi allusif et excluant, explicitant son analyse sans pour autant alourdir le cours de la pensée ; même chaque note de bas de page (et elles sont circonscrites au strict nécessaire) est une invitation à une nouvelle lecture qui aiguise l'appétit au lieu de le rassasier trop tôt - comme si souvent.

Le point focal de l'ouvrage est le roman de Gaston Leroux Le Fantôme de l'Opéra : Timothée Picard fait le pari de voir en lui non seulement la cristallisation parfaite d'une culture de l'opéra telle qu'à la fois magistrale et usée à l'époque de sa parution (1909-1910), mais aussi la source d'une réincarnation de celle-ci sous la forme d'avatars et de contaminations stylistiques ayant envahi la culture populaire mondialisée des XXe et XXIe siècles. Entre un prologue - où l'enfouissement en 1907 des urnes de la Compagnie française du gramophone dans les sous-sols de l'Opéra joue le rôle de symbole - et un épilogue - où Mission impossible : Rogue Nation trouve sa place inattendue -, onze chapitres déroulent le fil d'une démonstration convaincante, dont l'intitulé (ou celui de leurs sous-chapitres) donne un aperçu du vaste champ esthétique couvert tout comme de l'esprit joueur avec lequel l'auteur confronte les genres et les idées en un dialogue fécond : « Revenant de caractère cherche grand immeuble bourgeois dans ville spectacle », « L'aristocrate, le communard et le capital : les trois visages du monstre », « Christine est-elle une Marie Sue ou une Lay-Spock » ? en sont trois savoureux exemples. Au passage, vous pourrez croiser Jules Verne et l'Atlantide, Joseph Merrick et Downton Abbey, Méliès en fantôme de la Gare Montparnasse, ou bien Batman et le Joker - dont le Fantôme semble la fusion chimérique : l'éventail des références et des arguments pourrait être vertigineux, il est surtout jouissif et incroyablement stimulant.

Etudier le roman de Leroux est l'occasion de rappeler les notions de fantastique, de conte, de monstre, de littérature gothique - et de culture populaire, l'une des clés de réflexion de l'ouvrage ; d'évoquer la longue histoire de l'Opéra (ses coulisses, ses artistes) comme sujet littéraire au potentiel métathéâtral évident ; de cerner le mystère du chant tel qu'il a trouvé son auteur fétiche avec Hoffmann et ses motifs récurrents avec le croisement de l'âme et du sexe, de l'humain et de l'androïde, comme avec les mythes littéraires et lyriques d'Orphée, de Faust, d'Othello ou de Don Juan ; et de comprendre le lieu opératique comme un creuset de fantasmes - parmi lesquels la figure du bal masqué.

La partie centrale de l'ouvrage cible plus spécifiquement l'Opéra de Paris, ainsi que l'institution et le genre qu'il représente : le sens pris par l'architecture de Charles Garnier, à la fois bourgeoise et kitsch (ce dernier terme étant une nouvelle clé à suivre), au sein d'une ville qui est corps social en pleine mutation (une mutation-transition qui est le germe d'une modernité sociologique où l'opéra, précisément, n'aura peut-être plus sa part) ; le passage d'une aristocratie codifiée (Balzac ou Stendhal en témoignent) à un crépuscule englouti (Proust prend alors la relève) ; la dialectique ambiguë entre la popularité du genre opéra et ses liens avec un capitalisme triomphant (qui est peut-être, aussi, précisément monstrueux) ; enfin, les affinités électives de ce lieu à la fois intime et public, donc à la fois érogène et censeur, avec le motif de la rencontre amoureuse ou celui du paria confronté à une société ennemie.

Le mouvement final s'attache à la « vitalité transformiste » de l'opéra et de son Fantôme, nourrissant désormais la culture mainstream s'élaborant au XXe siècle et dominant le XXIe : du film muet au film d'horreur, en passant par le cinéma fantastique chinois et le giallo italien ; du ballet au téléfilm, du dessin animé au heavy metal ; avec, bien sûr, un focus particulier sur la comédie musicale d'Andrew Lloyd Webber The Phantom of the Opera (en scène depuis 1986 et adaptée au cinéma en 2004), se tournant tout entière (intrigue, univers visuel et langage musical) vers un romantisme sentimental et commercial, et suscitant une vague déferlante de fan fiction. Ce nouveau genre et nouveau corpus invente au Fantôme un passé (les prequels), lui fait rencontrer d'autres illustres héros de fiction tels Sherlock Holmes (principe de l'interquel), vivre des épisodes enrichis de son aventure à l'Opéra (le paraquel) ou même tout un avenir à New York (le sequel)...

Troquant, dans ce dernier cas de figure, l'Opéra de Paris pour un parc d'attraction de Coney Island, le Fantôme semble réaliser ce passage de relais entre Ancien et Nouveau Monde, culture savante et culture populaire - garant pourtant d'un fonds commun dont le spectaculaire est peut-être la dernière clé. Ainsi notre culture de l'image reste-t-elle paradoxalement obnubilée par un héros masqué, lui-même fasciné par un invisible : la voix. Timothée Picard cerne brillamment cette métamorphose qui transmue le genre opéra marginalisé en un opératisme triomphant. Avec l'espoir qu'il en soit revivifié...

C.C.

PS. Signalons la parution récente d'une nouvelle édition du texte de Charles Nuitter Le Nouvel Opéra (Hachette, 1875), consacré à l'Opéra de Charles Garnier et accompagné de 59 gravures : Paris, Editions Feuilles, 2013.