Paris, L'Harmattan, 2014, 125 p., 17,50 €


De 1961 jusqu'à son brusque départ en septembre 1990, Jacques Lonchampt a tenu, presque au jour le jour, les lecteurs du Monde au courant des principaux événements de la vie musicale, dans le domaine de la création contemporaine comme dans celui de la résurrection du répertoire baroque, passant incessamment du lyrique au symphonique ou à la musique de chambre, découvrant ou consacrant des interprètes, volant - souvent par le train - d'un festival à l'autre, au point de faire croire à un don d'ubiquité.

À la longue certains se vantaient de décrypter ses articles et d'y trouver leur compte, même si, par principe, ils n'étaient pas d'accord : « Je connais mon Lonchampt » affirmaient-ils, finauds. On en doute pourtant. Certes, comme tout le monde, il a eu pendant ces trente années d'activité critique des coups de cœur durables : Rostropovitch, Stockhausen, aussi bien que Chostakovitch, Robert Wilson ou Jean-Pierre Ponnelle, Louis Erlo ou Alain Pacquier, Maurice Fleuret ou Jean Salusse, le Festival de la Roque d'Anthéron et ceux de Besançon ou d'Evian ; ses bêtes noires aussi, la plus illustre étant Daniel Barenboim dont il s'efforçait à l'occasion de louer le talent avec une bonne foi que seuls ses proches savaient sincère. Pourtant il faut bien avouer que, de près ou de loin, Jacques Lonchampt a su préserver la part de mystère.

Tous ses articles publiés dans Le Monde sont désormais accessibles sur le site du quotidien. Mais tous ne se valent pas. Aussi Jacques Lonchampt a-t-il pris soin de réunir les plus significatifs, avec la probité rare de ne pas y changer un mot, dans quatre recueils : Le Bon Plaisir, journal de musique contemporaine (Plume, 1994), Journal de musique, 1949-1995 (L'Harmattan, 2001), Voyage à travers l'opéra, de Cavalieri à Wagner (L'Harmattan, 2002), Regards sur l'opéra, de Giuseppe Verdi à Georges Aperghis (L'Harmattan, 2003).

Or voici que paraît, contre toute attente, une brève Histoire de ma vie écrite à quatre-vingt-sept ans et demi, en mars 2013, d'une plume toujours alerte. Au fil d'anecdotes charmantes sur une enfance itinérante (il est né à Lyon en 1925), on y fait connaissance de ses frères, parents, grands-parents, oncles, tantes, cousins, neveux, de ses beaux-frères Robert et Billy Aguettant aux destins contrastés... Tout cela, conté sans appuyer, avec une tendresse flûtée. Une place importante est réservée à son épouse Jeanne (disparue en mai 2013), fille de l'écrivain et musicologue Louis Aguettant (1871-1931), place qui s'explique autant par les circonstances émouvantes dans lesquelles ce livre a été rédigé que par le fait qu'il est né à l'instigation d'un cousin, Nicolas Aguettant. Jacques Lonchampt évoque sa relation avec « Jeannette » avec une ardente ferveur qui tranche sur sa réserve habituelle et son expression plutôt retenue.

Mais au fond, ce qui nous intéresse, c'est de comprendre quelle vocation l'a poussé à se lancer dans la critique musicale. Quelques fades leçons de piano, qui lui permettront juste de jouer la partie haute de la Berceuse de Dolly, et une tentative infructueuse pour tirer un son acceptable d'un violon expliquent le rejet d'un art que les doigts de sa mère honoraient si bien sur le Pleyel familial. Puis, à quinze ans, c'est l'éblouissement sur le chemin de Damas avec la découverte du Premier Quatuor de Fauré qu'il écoute en boucles. Comme saint Paul, il n'aura de cesse d'approfondir sa nouvelle foi et de la propager par le biais de l'écriture : ce sera sa façon à lui d'interpréter la musique. Les discussions entre amis à la sortie des concerts donneront naissance à un petit journal où il s'exercera aux comptes rendus critiques. Puis il saisira les propositions de collaborations extérieures, à Lyon, jusqu'à ce que René Nicoly, fondateur des Jeunesse Musicale de France lui confie, en 1948, le soin de faire du Journal musical français une publication digne d'être tirée à 200 000 exemplaires.

Pour de jeunes mariés aux ressources modestes, s'installer à Paris dans l'immédiat après-guerre revenait à se contenter d'une chambre de bonne exiguë, dépourvue des moindres commodités, à déménager à la cloche de bois et à loger chez des proches en l'attente d'en trouver une autre... Voire à être dénoncé par un voisin policier confondant l'écoute studieuse de la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartok avec la violence d'une scène de ménage ! Car Lonchampt étudiait par le menu toutes sortes d'œuvres pour s'exercer (à l'instar de son beau-père dans La Musique de piano des origines à Ravel, L'Harmattan) à en faire pénétrer l'essence au lecteur. Son activité au sein des Jeunesses musicales - qu'il sauva du naufrage en récoltant 15 millions de francs par le biais de l'émission phare d'Europe n° 1, Vous êtes formidables - se poursuivit jusqu'en 1960.

L'année suivante, le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, lui proposa de seconder René Dumesnil avant de lui succéder : c'est Reine Gianoli qui avait soufflé son nom. Il livrera chaque année plusieurs centaines d'articles écrits dans la nuit, au retour des concerts, dictés au petit matin à des sténos inégalement compréhensives ; il subit l'épreuve des coupures claires ou sombres, des soutiens indéfectibles et des dénigrements infondés jusqu'à sa démission, en septembre 1990, à 65 ans, qui lui valut un abondant courrier de lecteurs assidus. Parallèlement, il s'était beaucoup investi au sein des Éditions du Cerf et, après sa retraite, il prit une par active à la réédition d'articles de ses confrères avec lesquels il avait entretenu des relations sans nuages : Émile Vuillermoz, Bernard Gavoty, Maurice Fleuret. Un cahier de photos complète ce récit concis d'une vie « en creux » largement tournée vers les autres, et pas seulement vers les musiciens.

G.C.