Correspondance présentée par Jean-Christophe Branger et Malou Haine. Vrin, 2014, 172 p. 30 €.


On ne pouvait ignorer les rapports artistiques de Massenet et du grand ténor belge Ernest Van Dyck (1861-1923) qui, après avoir fait entrer Des Grieux à l'Opéra de Vienne, obtint d'y faire, le 16 février 1892, la création de Werther (qui l'attendait depuis six ans !) et conçut, avec Camille de Roddaz, l'argument d'un ballet, Le Carillon, représenté dans la foulée. Mais la publication d'une somme de documents conservés essentiellement par ses héritiers, révèle que celui qui, après le Lohengrin héroïque de l'Eden Théâtre parisien en 1887, incarna Parsifal à Bayreuth de 1888 à 1901 et endossa les grands rôles wagnériens sur la scène de l'Opéra de Paris, avait tissé avec Massenet des liens assez fructueux.

Sa relation avec Emmanuel Chabrier, qui l'initia à Wagner, était plus chaleureuse, si l'on en juge par la Correspondance générale du compositeur (publiée par Roger Delage et Frans Durif chez Klincksieck en 1995) ; celle avec Cosima Wagner (publiée par Malou Haine chez Symétrie en 2005), veuve captatrice, passa de l'admiration chaleureuse à l'aigreur vis à vis d'un ténor réclamant son indépendance. Avec Massenet (qui lui avait fait travailler, dès 1884, une cantate de Paul Vidal) les échanges de 1890 à 1903 se passent entre deux artistes « arrivés » qui ont besoin l'un de l'autre et s'apprécient sans exclusive.

La liste des représentations de Manon et de Werther que la participation de Van Dyck auréola de son prestige entre 1890 et 1906 sur les scènes internationales est significative, mais l'unique Manon au Casino de Nice le 3 mars 1894 et les six Werther de l'automne 1903 à l'Opéra-Comique (aboutissement d'années de pourparlers), où la confrontation avec Léon Beyle tourna à l'avantage de ce dernier, n'indiquent pas une relation marquante avec la France dans ce répertoire. La mention : « Je possède les costumes de Des Grieux et de Werther » semblait pourtant un argument...

Il y a beaucoup à apprendre sur les méandres de la vie lyrique à travers cette correspondance à trois (car Camille de Roddaz, co-auteur de l'argument du Carillon, y compte pour beaucoup). Pressions, retards, opportunisme, flatteries n'empêchent pas les élans de sincérité, voire d'amertume quand Massenet évoque l'indifférence de ses librettistes, restés à Paris et qui toucheront leurs droits sans les frais ni les tracas qu'il endosse pour assurer leur succès commun. On y apprend au passage que la production viennoise de L'Amico Fritz de Mascagni, concurrente de celle de Werther, tourmentait Massenet déjà inquiet du rapprochement possible entre le Clair de lune et trois notes de Cavalleria rusticana ancrées dans toutes les mémoires... D'où la mention « september 1886 » gravée sur le piano-chant allemand pour affirmer l'antériorité.

Plus inattendue, la suppression visiblement suggérée par Van Dyck d'un climax en duo (« Ô sublime caresse ! ») au dernier tableau, laissant l'orchestre seul pousser le Clair de lune au paroxysme tandis que Werther et Charlotte restent sans voix après l'aveu « je te l'aurai rendu », prouve que Massenet savait reconnaître les bons conseils. En revanche, l'abaissement du Lied d'Ossian au demi-ton inférieur, attesté lui aussi par l'abondante iconographie qui enrichit ce volume, n'est qu'une concession conjoncturelle non retenue pour l'édition.

S'il ne fallait citer qu'une lettre, ce serait celle du 17 janvier 1892 où Massenet explique l'indication de "178..." pour l'action de Werther que Goethe situait dans les années 1770 : « C'était pour éviter le costume Louis XV [...] Rapprochons-nous de l'époque moderne. Songeons aussi à J.-J. Rousseau qui, en France, répandait des idées de liberté et d'amour de la nature qui me semblent en harmonie avec les élans de Werther !... car Werther n'est pas seulement un rêveur, un songeur, un poète, c'est aussi et souvent un nerveux, un malade, un possédé d'amour ! Relire les lettres : 14 (le début), 26, 53, 56, 61... etc. »

La passionnante préface de Jean-Christophe Branger et Malou Haine ne se contente pas de situer ces lettres dans le contexte de la carrière des protagonistes - ce à quoi contribue encore un appareil de notes exemplaire et toujours bienvenu - elle en offre aussi une interprétation sensible et éclairée. Si la rencontre, ne pouvait être qu'éphémère et limitée à deux rôles (outre l'Araquil viennois de Van Dyck en 1895), elle nous livre des clefs précieuses pour replacer l'interprétation des œuvres de Massenet dans le contexte de leur époque.

G.C.