Wolfgang Neumann (l'Émigrant), Maria Kowollik (une Femme), Judy Berry (la Compagne), Ina Schlingensiepen (soprano solo), Armin Kolarczyk (Un Algérien). Bremer Philharmoniker, Chor und Extrachor des Bremers Theaters, dir. Gabriel Feltz (2001).
Dreyer Gaido CD 21030. Distr. Abeille Musique.

Bien qu'il présente avec Die Soldaten de Zimmermann certaines similitudes de principe (le rejet de l'opéra traditionnel, l'ambition de bousculer, voire révolutionner le genre opératique, la radicalité du langage ou encore la diversité des moyens mis en œuvre), le projet de l'action scénique de Intolleranza 1960 s'en distingue fortement, par son esprit autant que par son élaboration. Là où Zimmermann travaillait de 1957 à 1964 contre vents et marées et avec l'inquiétude croissante d'une création dont la perspective devenait de plus en plus incertaine, Luigi Nono se voyait contraint, pour assurer dans les meilleures conditions possibles une création dans le cadre du Festival International pour la Musique Contemporaine, au Teatro La Fenice de Venise, à rédiger en quelque mois de l'année 1961 la partition dont les grandes lignes étaient définies mais pour laquelle tout restait à faire dans le détail. Du livret proposé très tardivement par Angelo Maria Ripellino au terme d'une collaboration problématique, le compositeur ne devait retenir qu'une proportion minime, passée au crible d'un travail de coupe, de reconstruction et d'extension, intégrant des textes de Brecht, Éluard, Sartre, Maïakovski, Alleg et Fučík.

Si ce second enregistrement d'une œuvre décisive du compositeur vénitien est en soi une initiative réjouissante, on peut s'étonner de ce qu'il favorise, comme son devancier (Kontarsky, Teldec, 1995) l'adaptation en allemand d'Alfred Andersch, qui accentue d'ailleurs sa parenté avec le théâtre des années 1920 dans la tradition de Brecht. Le destin tragique d'un Émigrant qui, cherchant à regagner son pays natal pour échapper à la misère de son travail dans une mine, rencontre la violence policière, la détention dans un camp dont il s'échappera avec l'aide d'un Algérien, une Compagne avec qui il partagera la suite de son combat contre l'intolérance et finalement la mort dans une catastrophe naturelle, est bien davantage le prétexte à une succession de tableaux à messages que la trame d'une dramaturgie de l'intrigue. La langue allemande exacerbe le caractère expressionniste de nombreux passages chantés et, appliquée aux chœur parlés (II/4), évoque inévitablement le Schönberg de Moses und Aron, estompant la proximité des parties solistes avec le lyrisme tendu qu'avait développé Nono quelques années plus tôt dans Il canto sospeso.

Si ces passages parlés (incluant des voix enregistrées) occasionnent quelques baisses de tension musicale, tout comme l'écoute aveugle laisse dans l'ombre une bonne partie des éléments déterminants de la mise en scène - sans parler de l'omission pure et simple des « Quelques absurdités de la vie contemporaine » (II/1, scène sur bande magnétique contournée également par Kontarsky), cette « azione scenica » regorge de très belle musique. Les parties solistes, dont le lyrisme parfois véhément relève sans doute d'un ton théâtral inspiré par Piscator ou Meyerhold, sont fort bien servies par une distribution plus que convenable, où se distingue particulièrement la soprano Judy Berry, soucieuse de ne sacrifier à la puissance requise par son rôle ni son indéniable chaleur vocale ni la subtilité de sa palette expressive, notamment lors de la rencontre avec l'Émigrant (II/2). Alors que les rôles secondaires sont très valablement mis en valeur par la contralto Maria Kowollik, à qui revient une belle scène (I/2), et par le baryton Armin Kolarczyk, on ne peut qu'être déçu par le rôle principal, grevé par un ténor (Wolfgang Neumann) au vibrato débordant et à la projection vocale trop souvent claironnante. Ce sont finalement les nombreux chœurs qui offrent la musique la plus somptueuse, et on y trouve déjà, à côté d'une certaine dureté, les prémisses du style dépouillé du Nono plus tardif, tandis que l'orchestre, souvent écrit par blocs et sollicitant les cuivres, est particulièrement impressionnant. Le chœur élargi et l'orchestre de l'opéra de Brême, rendus très réactifs et incisifs par la direction stimulante de Gabriel Feltz, contribuent largement au standing élevé de cet enregistrement. D'un intérêt évident mais pauvrement documenté et privé de livret, ce disque ne détrône pas son prédécesseur.

P.R.