Aile Asszonyi (La Mère), Markus Butter (le Prisonnier), Manuel von Senden (le Geôlier, le Grand Inquisiteur), Roman Pichler (le premier Prêtre), David McShane (le second Prêtre). Chœur et Orchestre Philharmonique de l’opéra de Graz, dir. Dirk Kaftan (2017).

CD Oehms Classics OC 970. Distr. Outhere.

C’est un drame tout intérieur, voire psychologique, qui se joue dans Il prigioniero (1944-48). Luigi Dallapiccola emprunte principalement aux Contes cruels de Villiers de L’Isle-Adam (La Torture par l’espérance) pour construire le livret qu’il concentre en un acte unique sur la dernière nuit d’un prisonnier. Dès le prologue, la tension expressionniste du langage de celui qui fut souvent qualifié de « Alban Berg italien » est tempérée par un dodécaphonisme qui n’exclut ni mélodie, ni consonances tonales, ni même une nette tendance thématique, les principales séries qui fondent l’opéra, utilisées de façon récurrente, fonctionnant quasiment comme des leitmotive. Lancé par un incisif thème de la mort, le prologue nous happe sans ménagement pour nous exposer à l’angoisse d’une mère – anonyme, comme tous les personnages – qui pressent qu’elle va voir son fils pour la dernière fois, le roi Philippe II faisant de funestes apparitions dans ses rêves. Et pourtant, la tendresse de cette mère aimante, transcendée ici par une valeur quasi universelle, déborde son angoisse.

La soprano estonienne Aile Asszonyi sonne ici plus… italienne que Phyllis Bryn-Julson (Salonen, Sony, 1995). Grâce à un grave chaleureux et malgré un vibrato accusé dans l’aigu, elle évite la légère dureté de sa consœur britannique et suscite plus facilement l’empathie. Elle sera plus touchante encore lors de la rencontre avec son fils (sc. 1). Ce dernier gagne avec le baryton Markus Butter une incarnation vocale souple et assez douce. Quoique non dénué d’une certaine puissance, il n’a ni largeur ni la solidité de Jorma Hynninen (Sony) et apparaît plus tourmenté. L’option qui consiste à faire entendre de loin, en coulisses, les « chœurs internes » qui précèdent cette scène et la quatrième, chantés en latin et accompagnés par un orgue, présente un certain intérêt scénique mais se retourne, au disque, contre la cohérence acoustique – qui avait été privilégiée dans la version Salonen. Dire que le ténor Manuel von Senden pousse la fluidité, voire son onctuosité vocale jusqu’à une texture mielleuse dans l’aigu de sa tessiture n’a rien de péjoratif, tant le Geôlier qu’il incarne – dont on découvrira plus tard qu’il n’est autre que l’Inquisiteur – cherche à s’insinuer dans les failles psychologiques du Prisonnier, qu’il n’hésite pas à appeler « frère », pour y instiller l’espoir. Cette révolte qui gronde dans les Flandres – l’action se déroule dans la Saragosse de la seconde moitié du xvie siècle –, dont il lui fait miroiter qu’elle pourrait aboutir à une libération, a été inspirée au compositeur par La Légende d’Ulenspiegel de Charles de Coster.

L’orchestration de Dallapiccola est brillante et particulièrement fine, parfois transparente, très colorée lors de l’évocation de la révolte. L’énergie déployée par l’Orchestre de l’Opéra de Graz ne le prive nullement d’en restituer la subtilité, mais on pourra avoir une légère préférence pour le plus scintillant Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise (Sony) qui illumine la scène 3. Bien que le présent enregistrement ne redéfinisse pas le standard de son interprétation, qui n’en a d’ailleurs pas besoin, il apporte à ce chef-d’œuvre qu’est Il prigioniero une alternative discographique tout à fait digne d’intérêt.

P.R.