Plácido Domingo (Francesco Foscari), Francesco Meli (Jacopo Foscari), Anna Pirozzi (Lucrezia Contarini), Andrea Concetti (Jacopo Loredano), Edoardo Milletti (Barbarigo), Chiara Isotton (Pisana), Azer Rza-Zade (Fante), Chœur et Orchestre du Teatro alla Scala, dir. Michele Mariotti, mise en scène : Alvis Hermanis (Milan, 2016).

BR Cmajor/Unitel 742104. Notice et argument trilingue dont français. Distr. DistrArt Musique.

 

On a peine à imaginer que ce spectacle de toute beauté soit signé du metteur en scène qui défigura il y a deux ans La Damnation de Faust à l'Opéra Bastille. Alvis Hermanis, puisque c'est de lui qu'il s'agit, change ici radicalement de méthode, et de résultats : foin de relecture futuriste, mais bien plutôt une évocation poétisée de la Venise des Doges. C'est peu dire que l'on gagne au change : l'intelligence scénique du propos et la somptuosité des moyens convoqués offrent à l'œil les Foscari les plus magnifiques qu'il ait été donné de voir en vidéo, où la géographie du livret n'est ni réaliste, ni revisitée, mais tout simplement remémorée en un rêve éveillé qui englobe tous les temps, mêlant en palimpseste la Sérénissime, l'époque verdienne et la lagune telle que réinventée plus tard par la modernité, avec ses séductions déliquescentes et fin-de-siècle. Assumant la convention théâtrale par tout un jeu de panneaux mobiles, le superbe décor conçu par Hermanis lui-même fait voyager l'imaginaire grâce à des jeux de matière infiniment sensuels (parois tendues de motifs entrelacés, perspectives ou lointains dessinés comme au fusain - la loggia de la Ca'Foscari, le Pont des soupirs... -, rondes-bosses au grain poudreux). S'y déploient les admirables costumes de Kristine Jurjäne (inspirés des tissus de Fortuny qui réimaginèrent, au début du XXe siècle, les brocarts et velours de la Renaissance) où le foisonnement du détail et du matériau, jamais lourd ni kitsch, se fond dans une élégance absolue, composant des tableaux comme pour l'éternité. Tableaux où plongent notre œil et notre mémoire, comme abîmés dans la contemplation d'une image et dans les souvenirs qu'elle éveille.

Si le regard est charmé, l'oreille ne l'est pas moins. Non pas tant par le Doge de Domingo : quatre ans après sa prise de rôle à Londres (ici), l'effet est toujours déroutant ; bien que « barytonant », l'ex-ténor trahit un manque de profondeur dans le grave et une paradoxale radiance dans l'aigu (quoique désormais grevé d'un vibrato envahissant) qui prive le rôle de son équilibre de tensions ; mais force est de constater l'engagement de l'interprète, son charisme, son intelligence du personnage aussi, qui sait le père déchiré autant que le doge déchu. Surtout, on retrouve celui qui était déjà son fils à Covent Garden, le Jacopo Foscari de Francesco Meli, lequel séduit toujours autant par ce mélange de panache vocal et de style raffiné où la mezza voce sait dialoguer avec l'élan éperdu, où la nuance sert une incarnation théâtralement très engagée, d'un timbre à la fois vibrant et caressant : du très grand art. Anna Pirozzi se hausse à de comparables beautés, conduisant bien une voix riche au dessein soigneux tout en habitant le personnage de Lucrezia d'une présence réelle, d'une émotion toujours juste ; avec en son timbre une juvénilité crédible, à l'égal de celle de Meli, et qui compense ce que son physique a de plus maternel. Seul Andrea Concetti, timbre un peu clair et étroit pour Loredano (mais chant fort bien conduit), paraît en retrait dans le drame qu'il manipule pourtant, jeu plus timide et étale - néanmoins sans déséquilibrer le plateau musical.

Dans chaque duo, chaque échange, l'écoute mutuelle des interprètes signale une direction d'acteurs bien pensée. Quelques figurants, subtilement chorégraphiés, viennent ajouter leur touche rêveuse aux scènes et aux chœurs, lesquels semblent inspirés par cette scénographie qui leur offre un écrin sans égal. Et le moindre petit rôle est tenu avec brio et rigueur. En fosse, Michele Mariotti ancre les Foscari dans leur temps (1844), celui d'un Verdi risorgimental où le geste est vif et âpre. De bout en bout, sa direction tranche, dessine au scalpel - mais sans jamais oublier le délié du chant vocal et instrumental. L'arche est dessinée, fermement tenue et menée à son terme avec une permanente éloquence, attentive au détail comme au drame qui avance, sans concession.

On chérissait en vidéo la production Gavazzeni/Pizzi, captée à Milan déjà, en 1988. Il faudra désormais compter avec cette version, où une figure du Regietheater nous cueille sans effort tant il a su se vêtir de mélancolie hédoniste, et où deux interprètes de haut rang se jouent des « tiroirs », l'un investissant par effraction le rôle du Doge, l'autre rappelant aux oreilles attentives qu'un « grand ténor » peut en cacher un autre moins médiatisé...

C.C.