Wilfried Zelinka (Grigoris), Ivan Oreščanin (Archon), Dietmar Hirzberger (le Capitaine), Falk Witzurke (le Maître d'école), Tino Sekay (Ladas), Rolf Romei (Manolios), Dshamilja Kaiser (Katerina), Manuel von Senden (Yannakos), Martin Fournier (Michelis), Taylan Reinhard (Panait), Dariusz Perczak (Kostandis), Tatjana Miyus (Lenio), Richard Friedemann Jähnig (Dimitri), Sanggyoul Lee (Andonis), Christian Scherler (Nikolios), Markus Butter (Fotis), Konstantin Sfiris (Un vieil homme), Sofía Mara (Despinio), Yuang Zhang (Une vieille femme), Benjamin Plautz (le Speaker). Chœur et Orchestre de l'Opéra de Graz, dir. Dirk Kaftan (live, mars/avril 2016).

CD Oehms OC 967. Distr. Outhere.

 

Ce devait être Alexis Zorba mais, sur le conseil de Nikos Kazantzakis lui-même, Martinů choisit Le Christ recrucifié, dont il écrivit le livret avec l'aval de l'écrivain. Chassés par les Turcs, des réfugiés arrivent dans un village d'Anatolie alors qu'il vient de choisir certains de ses habitants pour jouer la passion du Christ. Le jeune Manolios, un berger innocent, portera la croix. Mais il s'identifie totalement à son personnage, comme les apôtres... et comme Judas. Il rompt ainsi ses fiançailles et défend les immigrants dont le village veut se débarrasser au plus vite. La quête de la pureté s'allie alors à celle de la justice, de brèves scènes opposant les deux communautés, chacune guidée par son pope, et, à travers elles, les cœurs purs illuminés par la grâce et les âmes viles corrompues par la cupidité. Cela, évidemment, finira mal : Manolios, excommunié, se sacrifiera pour sauver les siens, lynché par la foule et tué par Judas à l'intérieur de l'église, au moment de Noël.

Martinů élimine l'agha turc et son mignon, ne fait pas mourir la veuve consolatrice des mâles, métamorphosée ensuite en figure du renoncement - telle Kundry - qui doit jouer Marie-Madeleine, il ne retient pas l'affrontement armé entre les deux camps, mais il conserve l'esprit de l'œuvre. Lui-même n'était-il pas un réfugié, exilé d'un pays étouffé par Moscou ? La création, prévue à Covent Garden en 1957, l'année de l'adaptation au cinéma par Jules Dassin, fut annulée - peut-être pour des raisons politiques, Chypre n'ayant pas encore obtenu son indépendance et se trouvant toujours aux mains des Anglais. Il fallut attendre 1961, après la mort de Martinů, pour que l'œuvre soit créée, à Zurich, sous la direction de Paul Sacher - qui avait, avant la guerre, commandé le Double concerto pour cordes, piano et timbales, un des chefs-d'œuvre du compositeur.

La Passion grecque en est un aussi, trop rare à la scène et l'un des plus beaux opéras du vingtième siècle, où Martinů, fidèle à lui-même, renouvelle la tradition, empruntant ici à la musique de son pays aussi bien qu'à la liturgie orthodoxe grecque, mêlant différents types d'écriture vocale - il y a des scènes parlées, le rôle de l'avare Ladas l'est même entièrement. Certains passages, comme le début du troisième acte, sonnent très « moderne ». Le quatrième, lui, est grandiose. L'esthétique de Martinů rappelle celle d'un Britten, auquel on pense d'autant plus qu'il a rédigé son livret en anglais - la version tchèque, créée à Brno en 1962, n'est qu'une adaptation. C'est d'ailleurs à Brno que Charles Mackerras enregistra l'œuvre... avec des chanteurs anglais, la plupart membres de la troupe de l'Opéra de Cardiff - la même année, Libor Pešek gravait la version tchèque. Le chef anglais choisit celle de Zurich, plus brève que l'originelle, moins « moderne » aussi.

Autant dire qu'on se réjouit, à travers ce live de l'Opéra de Graz, de posséder aujourd'hui la première, révélée à Bregenz en 1999. Magnifique interprétation, qui n'a guère à craindre de la comparaison - seules la pécheresse de Dshamilja Kaiser, parfois instable, et la Lénio un rien acide de Tatjana Miyus, le cèdent aux plus sensuelles Helen Field et Rita Cullis, de même que le pope Grigoris de Wilfried Zelinka a moins de mordant haineux que John Tomlinson. Certes on entend ici des voix moins grandes, mais l'homogénéité de l'ensemble, la caractérisation des personnages méritent notre révérence : Manolios douloureusement illuminé de Rolf Romei, Yannakos haut en couleur de Manuel von Senden, pope Fotis de belle prestance de Markus Butter. Le chœur et l'orchestre se situent très haut, sous la direction remarquable de Dirk Kaftan, plus âpre, plus tragique que Mackerras, à l'image de cette version primitive de La Passion grecque.

D.V.M.