Thomas Johannes Mayer (Moïse), John Graham-Hall (Aaron), Julie Davis (Une jeune fille), Catherine Wyn-Rogers (Une malade), Nicky Spence (Un jeune homme), Michael Pflumm (le Jeune Homme nu), Chae Wook Lim (Un homme), Christopher Purves (Un autre homme, éphraïmite), Ralf Lukas (Un prêtre), Orchestre et Chœurs de l'Opéra national de Paris, Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœur d'enfants de l'Opéra national de Paris, dir. Philippe Jordan, mise en scène : Romeo Castelluci (Paris, octobre 2015).

DVD Bel Air Classiques BAC136. Distribution Outhere.

On a beaucoup glosé sur le troisième acte manquant de Moses und Aron (1930-32), que Romeo Castelluci préfère appeler un « acte manqué ». Il est vrai que cet opéra en forme de leçon de théologie, dont le thème principal est celui de l'Idée et de son irreprésentabilité, tire peut-être une partie de son impact dramaturgique de son inachèvement même. Plus encore, les paroles par lesquelles Moïse conclut le deuxième acte semblent appeler la béance de cet acte absent : « Ainsi, tout ce que j'ai pensé n'était que folie, et ne peut ni ne doit être dit. Oh Verbe. Verbe qui me manque ! » Il fallait une certaine audace pour écrire un opéra dont le fond dramaturgique tient de la dialectique négative : Moïse saisit de façon transcendante l'Idée mais ne peut l'exprimer ; parce que son talent oratoire dépasse son entendement, Aaron trahira, pensant bien faire, cette Idée. Ces deux personnages centraux fonctionnent d'un point de vue dramaturgique grâce à la tension qui les oppose autant qu'elle les lie, et pour cette raison sont difficiles à envisager individuellement. Peut-être est-ce ce qui a poussé Romeo Castelluci à opter pour une mise en scène très esthétisée, presque graphique autant que chorégraphique, qui d'une certaine façon biaise - mais ce choix ne manque pas de pertinence - la dramaturgie. On retrouve dans cette spectaculaire scénographie des codes stylistiques immédiatement identifiables : rideau translucide de devant de scène pour tout l'acte I, omniprésence dans les costumes et éléments de décor d'un blanc clinique qui donne au sable du désert un air de tempête de neige, déluge de matières « sales » - ici une mélasse noire copieusement déversée sur la quasi-totalité des protagonistes, y compris choristes, à partir de la scène 4 -, projection de mots-clés isolés ou déferlant par vagues de champs sémantiques.

Il faut un temps d'adaptation pour rentrer dans la musique du premier acte, de loin la plus... aride de l'opéra. La tension expressionniste est partout : dans les lignes mélodiques, l'harmonie, l'orchestration. Dans ce contexte, et dans ce contexte seulement car le parallèle atteint vite ses limites, il est tentant de voir dans le principe sériel qui a tant occupé Schönberg une hypostase de la Loi divine (« das Gesetz », terme récurrent dans le livret) et de sa rigidité. L'une des idées géniales a été de confier à Moïse une vocalité dont la forte limitation lyrique, parfois même sa neutralisation par le recours au sprechgesang, tranche avec l'extraversion mélodique d'Aaron. Mais, comble de l'ironie, le ténor John Graham-Hall frappe immédiatement par son vibrato abyssal, par une voix presque éraillée, tout en tension, qui fausse d'autant le contraste voulu par l'écriture que Thomas Johannes Mayer bénéficie quant à lui d'une excellente assise et que sa puissance de baryton ne l'oblige jamais à forcer sa projection. Cette limitation est en fait la seule, car le plateau est d'excellente qualité jusque dans les rôles les plus secondaires. Christopher Purves, certes magnifique, établit probablement ici le record de la prestation la plus brève de sa carrière.

Autre trouvaille historique de Schönberg, l'utilisation intensive du chœur, traité presque comme un personnage, global et collectif, et qui a manifestement fait pour cette production l'objet d'une préparation hors normes. La diction de l'allemand, point d'achoppement de tant de chœurs français, est ici plus que correcte, et les grandes difficultés d'intonation et de mémorisation sont dépassées, voire transcendées au profit d'une matière chorale organique, colorée et très vivante. Le sprechgesang et le parlé-rythmé sonnent aussi avec beaucoup de naturel et prennent en soi une consistance dramaturgique presque autosuffisante. On ne peut en outre qu'être admiratif devant le rendu de l'orchestre, à la fois incisif et précis, mais qui restitue brillamment sous la direction de Philippe Jordan l'urgence expressionniste sans la caricaturer en un pathos maniériste. On est surpris par la rutilance et l'inventivité de l'orchestration du deuxième acte, qui donne notamment aux scènes orgiaques une crudité lumineuse, dont une restitution de cette qualité rend magistralement justice à la modernité du compositeur viennois. Étant donné la force de cette musique, l'activité scénique - avec un vrai veau, véritable bête de concours, et John Graham-Hall grimé en sorcier-gourou par un masque d'inspiration dogon et un entrelacs de bande magnétique, celle-là même qui était dévidée au tout début de l'opéra par un buisson ardent-magnétophone - peut paraître sinon redondante, burlesque. Peut-être involontaire, ce nouvel avatar de l'affrontement de l'Idée et de sa représentation est ici tout sauf hors-sujet.

Lors des représentations, en octobre 2015, à l'occasion desquelles était réalisée cette captation vidéo, le sujet de ce Moses und Aron renvoyait inévitablement un écho funeste de l'attentat de Charlie Hebdo. À la parution de ce DVD, ce même sujet rencontre d'une autre façon l'actualité. En pleine période électorale, il tend un miroir à ce fait social qu'on pourrait décrire comme la vampirisation de la pensée par la communication.

P.R.