Piotr Beczala (Riccardo), George Petean (Renato), Anja Harteros (Amelia), Okka von der Damerau (Ulrica), Sofia Fomina (Oscar), Andrea Borghini (Silvano), Anatoli Sivko (Samuel), Scott Conner (Tom), Ulrich Ress (Un juge), Bayerisches Staatsorchester et Chœur de la Bayerische Staatsopera, dir. Zubin Mehta, mise en scène : Johannes Erath (Munich, 3-9 mars 2016).

DVD Unitel/Cmajor 739408. Notice trilingue dont franç., pas de synopsis. Distr. Harmonia Mundi.

Pour un beau Ballo en vidéo, il fallait jusqu'ici remonter quarante ans en arrière : soit à Londres en 1975 avec Domingo, Ricciarelli et Cappuccilli sous la direction d'Abbado et dans la mise en scène d'Otto Schenk (DVD Pioneer/Videoland) ; soit à New York cinq ans plus tard avec la même Ricciarelli entourée cette fois de Pavarotti et Quilico, avec le tandem Patanè / Moshinsky (DVD Decca) - deux classiques dans tous les sens du terme. Saluons donc bien bas, en cette captation de la production de Munich 2016, la version moderne du Ballo, qui les rejoint d'emblée dans les sommets de la vidéographie verdienne. Car tout, ici, est de haut vol : direction musicale (magistrale), plateau vocal (qui va de l'excellent à l'anthologique) et mise en scène (qui associe le regard de biais du Regietheater à une élégante beauté plastique), œuvrant tout ensemble à une nouvelle version de référence.

Pour son premier Ballo en scène - à 80 ans ! -, Zubin Mehta est à son meilleur : de la poésie mystérieuse du Prélude à la cruelle mixture de tendresse et de brutalité de la fin, en passant par la sécheresse cinglante des accords d'Ulrica, il conduit une soirée marquée du sceau de la fatalité, dans une urgence dégraissée de toute complaisance. C'est net et terrible.

Très ouvert comme toujours mais ici souple et nuancé - et, à la fin, endurant lorsque Riccardo se charge d'un poids nouveau -, Piotr Beczala maîtrise son rôle vocal de bout en bout. S'il reste comme souvent assez extérieur au personnage, il rend néanmoins justice à son dessin musical jusque dans des sauts de registre de grande classe dans « Di' tu se fedele ». Pour sa prise du rôle d'Amelia, Anja Harteros confirme son adéquation parfaite avec l'écriture verdienne et sa façon suprêmement élégante d'enrober son investissement dramatique dans une dignité permanente ; la longueur de la tessiture, la projection sans forçage, le panache altier, l'intention toujours coulée dans le geste, tout est leçon. En Renato, George Petean n'a peut-être pas le métal le plus électrisant qui soit, mais il n'en est pas moins extrêmement châtié lui aussi, juste et intense. On l'aura compris : avec de tels interprètes, le trio du II est une merveille d'équilibre réussie comme rarement. Ajoutez, aux deux extrêmes, une Ulrica qui sait doser ses moyens et ne sombre pas dans l'histrionisme, et un Oscar tout sauf pointu, charnu et dramatiquement captivant, et le tableau est complet.

Johannes Erath est un nom assez nouveau, au parcours singulier (et digne d'intérêt) : violoniste de formation (il jouait dans les rangs de l'orchestre de la Wiener Volksoper) puis assistant de Willy Decker, Peter Konwitschny ou Guy Joosten, il a été régisseur plateau de l'Opéra de Hambourg avant de se lancer dans la mise en scène, notamment avec plusieurs créations contemporaines. Voilà donc un metteur en scène qui connaît de l'intérieur musique et technique - ce n'est pas rien. Aux manettes des décors et costumes, il s'adjoint ici Heike Scheele et Gesine Völlm, équipe scénographique habituelle de Stefan Herheim - et gage de ce cachet visuel qui réjouit l'œil sans l'agresser. Dans un univers tout de noir, blanc et gris, un vaste espace Arts Déco déploie son escalier en spirale autour d'un lit - posé au centre d'un pavement en rosace et reflété par son jumeau comme suspendu au plafond. D'emblée, les signaux sont posés, lisibles et qui font sens architectural avant même de faire sens mental : ambiance funèbre de la palette de couleurs, froideur des matériaux (métal, verre, carreau), rigueur des lignes (à la symétrie verticale s'ajoute la géométrie des motifs de décoration). Le jeu des reflets (Ulrica apparaît en rêve à Riccardo derrière un tulle ; dès le début du bal, le cadavre de Riccardo gît, renversé, au plafond) démultipliera celui des faux-semblants, en passant par une marionnette de ventriloque ou un travail sur l'ambiguïté sexuelle d'Oscar - smoking à la Dietrich... ou à la Geschwitz - parvenant à donner à ce personnage une épaisseur dramatique surprenante. Tout comme Ulrica, vamp de film noir qui aimante Riccardo à son destin fatal : ses lents déplacements glissés, sa blondeur platine et son mystère intériorisé en feraient presque une Erda nordique. Ainsi transposé dans les années vingt et dans un univers au luxe mortifère, ce Ballo crépusculaire a des airs de République de Weimar courant à l'abîme. Direction d'acteurs subtile et sensible, lumières somptueuses et parfois expressionnistes de Joachim Klein, chœurs parfaits aussi bien musicalement que dans leur existence scénique : un must, on vous dit !

C.C.