Nina Stemme (Turandot), Aleksandrs Antonenko (Calaf), Maria Agresta (Liù), Carlo Bosi (Altoum), Alexander Tsymbalyuk (Timur), Angelo Veccia (Ping), Roberto Covatta (Pang), Blagoj Nacoski (Pong), Gianluca Breda (Un mandarin), Chœur et Orchestre de La Scala, dir. Riccardo Chailly, mise en scène : Nikolaus Lehnhoff (Milan, mai 2015).

DVD Decca 074 3937. Présentation et synopsis en anglais. Distr. Universal.

Créée à Amsterdam en 2002, la production de Turandot réglée par Nikolaus Lehnhoff fit l'événement lors de sa reprise scaligère en 2015, inaugurant dans le même temps l'Exposition universelle de Milan et la grande intégrale Puccini que Riccardo Chailly, tout juste nommé à la future direction de La Scala, amorçait alors pour la planifier jusqu'en 2022. Elle fut aussi la dernière production du metteur en scène allemand, décédé en août de la même année.

Turandot se prête particulièrement à la scène, appelant par ses grands tableaux le spectaculaire tout autant qu'elle autorise les imaginaires les plus singuliers par son côté légendaire et atemporel. La vidéographie de l'ouvrage est déjà riche de références plurielles, où dominent Salzbourg 2002 (Gergiev/Pountney, pour le théâtre constructiviste des décors de Johan Engels plus que pour le chant ; DVD TDK), San Francisco 1993 (Runnicles/Hockney, pour l'univers du peintre britannique et pour la Turandot d'Eva Marton ; DVD ArtHaus Musik), sans compter Londres 1984 (Delacôte/Serban, avec Gwyneth Jones) en archive à la BBC ou même Vérone 1983 (pour Ghena Dimitrova, chez Kultur). Alors, une Révérence ? Oui : pour Chailly, pour Stemme, pour le finale de Berio (déjà présent cependant à Salzbourg en 2002) et pour une production à la grande cohérence visuelle.

Aucun orientalisme de pacotille dans les décors de Raimund Bauer et les costumes d'Andrea Schmidt-Futterer. Plutôt un graphisme oppressant, entièrement basé sur une palette restreinte jouant du rouge sang, du noir mortifère et d'un blanc livide, et sur une omniprésence du cercle pur (arène-palais, astre lunaire, arc-bouclier de Turandot). S'y ajoute l'intensité visuelle d'inspirations croisées qui jamais ne s'annihilent mais au contraire se nourrissent l'une l'autre : univers circassien ici, expressionnisme brechtien là, avec un esprit Art Déco planant sur l'ensemble et renvoyant directement à la période de la création de l'ouvrage. Certes, la direction d'acteurs ne se hisse pas au même niveau - c'est un euphémisme. Mais un théâtre de la scène est bien là, et qui rend justice aux enjeux de Turandot.

En fosse, l'un des meilleurs chefs pucciniens du moment prend la partition à bras-le-corps, en fait jaillir les modernismes tranchants, les échappées poétiques, analyse et détaille les timbres aussi bien qu'il malaxe la pâte et avance dans le drame. Le souffle est puissant, la dynamique parfois magmatique - elle l'était peut-être trop en salle, au dire des comptes rendus de la production, mais le DVD rend les équilibres corrects. Défenseur du finale de Berio depuis qu'il l'a créé à Las Palmas en 2002, Chailly évite à Turandot sa conclusion alfanienne ampoulée et lui rend l'épilogue aérien et pianissimo dont Puccini avait sans doute rêvé, lui qui avait écrit sur sa partition inachevée « e poi, Tristano », renvoyant à la liquidité suave du duo wagnérien.

Une fois passé le Mandarin charbonneux et désagréable de Gianluca Breda, on est bien aise de rencontrer un plateau vocal taillé à la mesure de cette partition redoutable et qui même se refuse aux habituels défauts érigés en traditions : Carlo Bosi est un Altoum bien chantant et jamais ridicule. Le trio de Masques n'est pas irréprochable d'ensemble ou de fondu vocal mais investit pleinement son existence scénique, avec beaucoup de verve. Alexander Tsymbalyuk est un luxe en Timur, Maria Agresta ose en Liù un mélange de générosité du chant et de subtilité des nuances aiguës qui laisse admiratif. Antonenko est Antonenko : timbre reconnaissable entre tous, aux verdeurs mâtinées de virilité, aisé et adéquat dans l'inconscience d'un chant où l'héroïsme se voudrait (stricto sensu, vu le livret) suicidaire. Un peu étranger à l'action, également - mais... Calaf est Calaf !

On garde pour la fin celle par qui, même sans Chailly et sans Lehnhoff, vaudrait ce DVD : Nina Stemme. Un soprano qui vainc les sommets du rôle en enrobant le tranchant des attaques par la rondeur du timbre, qui déploie, des pics jusqu'aux gouffres, une homogénéité de timbre et une science des intentions et nuances parfaitement maîtrisées. Une interprète qui donne à voir et à entendre - portée d'ailleurs en cela par la mise en scène qui rend Turandot moins inaccessible que de coutume - la féminité de la Princesse, sa vibration charnelle, celles-là seules qui peuvent humaniser le conte en ajoutant à la fascination le désir puis l'amour.

C.C.