Marlis Petersen (Lulu), Johan Reuter (Dr Schön, Jacques l'Eventreur), Daniel Brenna (Alva), Susan Graham (Comtesse Geschwitz), Franz Grundheber (Schigolch), Paul Groves (Der Maler, Ein Neger), Alan Oke (Der Prinz, Der Kammerdiener, le Marquis), Thomas J. Mayer (Rodrigo, le Montreur de Foire), Elizabeth DeShong (Gymnasiast, Theatergarderobiere), The Metropolitan Opera Orchestra, dir. Lothar Koenigs, mise en scène : William Kentridge (New York, 21 novembre 2015).

DVD / Blu Ray Nonesuch Metropolitan Opera. Distr. Warner.

Quoi faire de Lulu ? Pour le Met qui avait encore en mémoire celle de John Dexter sagement retranscrite - l'esprit en moins - du modèle intangible légué par Otto Schenk, il fallait oser. William Kentridge, se lançant à corps perdu dans une étourdissante mise en espace et en mouvement du Nez, avait bluffé le public et l'establishment en 2013. Il est, entre autres, dessinateur et peintre - Lulu a son peintre ; une part du drame de Wedekind, en tous cas son air du temps, l'autorisent : avec la distance justement du peintre - pinceaux, toile, chevalet -, Lulu sera, sinon son sujet, du moins l'objet de son second coup d'éclat au Met. Coup d'éclat ? Ses toiles grises qui se composent et se projettent en traits de fusain et en éclats de charbon sur les écrans de fond produisent plutôt et par défaut un drame terne où l'on montre très peu - Lulu est trucidée en coulisse, la Geschwitz meurt assise - et où l'on dit encore moins. Cherchez la direction d'acteur et même les personnages, la première comme les seconds ne paraîtront pas. La faute aux costumes (Greta Goiris) en couleurs vives qui assassinent justement les personnages en les caricaturant, les engoncent (Daniel Brenna en est ridicule, même si Kentridge le charge en « fils à papa », ce qui rend d'ailleurs le duo du divan impossible) ou les déshabillent bourgeoisement (cette nuisette pour Lulu avant qu'elle révolvérise Schön de dos : erreur grossière qui contredit tout ce qu'elle chante dans le Lied), sans compter que dans la dèche finale tout le monde semble habillé de neuf, même partiellement. La faute aux éclairages, plats, et aux accessoires - grandes mains de Lulu, masques en carton pour les rôles muets, qui font diversion pour que l'absence de destin, de sensation, d'exaltation, s'oublie. C'est sans compter sur la musique de Berg, sur l'investissement saisissant de tout ce que Friedrich Cerha y aura osé pour poursuivre dans les l'inachevé parcellaire d'une partition qui ne veut que le foisonnement, l'ivresse, le don. Lorsque Lulu et Jack alias Schön ont leur fameux dialogue à front renversé - le client se faisant payer par la prostituée pour un service différent - apparaît à quel point Kentridge fait consciencieusement fausse route : le seul détail saillant est qu'elle renonce à lui faire la monnaie le lendemain, alors qu'on devrait entendre - et surtout voir ! - qu'elle achète sa rédemption, ou du moins sa délivrance.

Eh bien, ne regardez plus, écoutez seulement. Marlis Petersen chante tout ce que Kentridge lui interdit de dévoiler, Paul Groves sait qu'il peint sa mort, Schön, dès ses premiers mot, est vaincu, la Geschwitz de Graham (inutilement vieillie) espère séduire jusqu'au meurtre. Le Schigolch implacable de Grundheber (qui convoque les mânes de Kim Borg et de Hans Hotter), l'orchestre mordant et poète comme réglé à jamais par James Levine et dont humblement Lothar Koenigs n'a qu'à déclencher puis soigner la mécanique, la folie interlope du II, le tourbillon de l'effondrement de la Bourse, la grande nuit sordide, apaisante et meurtrière du III paraissent sans l'image, preuve que même coupée net par la mort de son compositeur, Lulu survit - icône dont seule à la fin Teresa Stratas, descendant le grand escalier de Peduzzi et visant Schön au cœur nous aura donné le vrai visage, guidée par le geste invisible et impérieux de Patrice Chéreau (c'est filmé fruste comme la télé faisait encore à l'époque, ce fut édité en DVD au Japon sous étiquette DG ; restauré, cela pourrait reparaître, mais la Grande Boutique est si peu soucieuse de ses trésors...).

J.-C.H.