Allan Clayton (le Chœur masculin), Kate Royal (le Chœur féminin), Matthew Rose (Collatinus), Michael Sumuel (Junius), Duncan Rock (Tarquinius), Christine Rice (Lucretia), Catherine Wyn-Rogers (Bianca), Louise Alder (Lucia), London Philharmonic Orchestra, dir. Leo Hussain, mise en scène : Fiona Shaw (Glyndebourne, 9 août 2015).

DVD Opus Arte OA 1219 D. Argument et notice trilingues (dont français). Distr. DistrArt Musique.

La dernière soirée de ce Rape of Lucretia avait été l'un des moments forts du Festival de Glyndebourne, le 19 août 2015. Voici donc éditée en DVD cette production intense et bouleversante, qui prend d'emblée une place de choix dans la vidéographie ténue mais de haut vol de l'ouvrage, aux côtés - mais fort différemment - du téléfilm documentant la mise en scène de Graham Vick à l'ENO (1987, DVD ArtHaus) et de la version Daniels/McVicar (Aldeburgh 2001, également chez Opus Arte).

La réalisation de François Roussillon permet à la fois d'approcher au plus près les visages et les émotions d'interprètes transcendés par une direction d'acteurs âpre et fouillée, et de rendre compte (pari ô combien difficile !) d'une scénographie à la simplicité périlleuse et dominée par l'obscurité d'une nuit de cauchemar. Les éclairages rasants de Paul Anderson, dorés de chaleur humaine ou refroidis d'instinct criminel, la noirceur dévorante du décor de Michael Levine (du fond de scène jusqu'au sol), la tristesse désolée du dispositif scénique (un champ de fouilles archéologiques) : tout confère à ce Viol de Lucrèce la saveur grave d'un hommage funèbre. Fiona Shaw fait du plateau le point de rencontre du passé et du présent, où se croisent les fantômes antiques de Romains disparus et les commentateurs contemporains de leur tragédie, un Chœur masculin et un Chœur féminin qui semblent errer à la recherche de leurs ancêtres lointains. Lui (Allan Clayton), lyrique et panique, se fond peu à peu dans le Tarquinius rageur et conquérant de Duncan Rock. Elle (Kate Royal) est la sœur en féminité ancestrale et en élégance racée d'une Lucretia saisissante, sans pathos ni effet autre que sa perdition intérieure (Christine Rice) et dont l'époux Collatinus est un Matthew Rose profondément émouvant. Equipe sans faute à laquelle il faut ajouter les deux Servantes complémentaires de Louise Alder, enfantine, et Catherine Wyn-Rogers, maternelle, et le Junius égaré de Michael Sumuel. A chacun, Fiona Shaw offre une vérité de l'être faite de mille riens, petits détails discrets dont la ronde forme sens, un sens que la sémantique des costumes de Nicky Gillibrand, entre guerres romaines et Guerre mondiale (rappelons que The Rape of Lucretia fut créé en 1946), élargit à une humanité souffrante par-delà les siècles, exhumée sous nos yeux du tombeau comme les fondations de la maison de Collatinus se font jour peu à peu sous l'humus.

A la tête des solistes du London Philharmonic Orchestra, Leo Hussain fait le choix d'une direction âcre et engagée, partie prenante du drame, l'intensifiant même dans un vertige terrifiant. On en oublie toute distance - celle que le livret de Ronald Duncan peut parfois instaurer, avec ses commentaires extérieurs au drame -, tout comme l'arrière-fond chrétien qui, trop appuyé, pourrait rendre l'ouvrage édifiant et ne colore ici « que » la dernière et sublime image du spectacle, parachevant un chemin de croix qui est aussi résurrection des morts par le souvenir des vivants. Tous humains, trop humains, aux prises hic et nunc avec la complexité de l'âme où la vertu n'est vertu que confrontée au vice, personnages et spectateurs se confondent alors en une même contemplation muette.

C.C.