Salvador Novoa (Pier Francesco Orsini), Isabel Penagos (Julia Farnese), Richard Torigi (Silvio de Nami), Brent Ellis (Maerbale), Michael Devlin (Gian Corrado Orsini), Joaquin Romaguera (Nicolas Orsini), Joanna Simon (Pantasilea), Claramae Turner (Diana Orsini), Patricio Porras (Pier Francesco enfant), Andrés Aranda (Girolamo enfant), Manuel Folgar (Maerbale enfant), The Opera Society of Washington, dir. Julius Rudel (juin 1967, live).

CD Sony 8985350882. Distr. Sony.

Devant la Bouche de l'Enfer Pier Francesco Orsini agonise, emporté par un philtre d'immortalité dans lequel son neveu Nicolas a versé du poison afin de venger l'assassinat de son père Maerbale. L'ultime scène de Bomarzo nous plonge au cœur du jardin fantasque de même nom imaginé par les Orsini au pied de leur sinistre château, parc de toutes les licences avec ses bosquets à débauches et ses futaies à crimes, et domaine de prédilection de Pier Francesco.

Avec cette mise en musique du livret de Manuel Mujica Lainez tiré de sa nouvelle éponyme, Ginastera inaugurait un diptyque inspiré par la Renaissance italienne - Beatrice Cenci en serait le pendant. Des opéras ? Des drames lyriques voués au sexe et au sang. Ginastera avait pensé son œuvre pour le Teatro Colón ; elle devait y être créée le 4 août 1967 mais Juan Carlos Ongania en interdit la représentation, horrifié par un sujet décidément trop peu catholique. La revanche du compositeur sera complète lorsque le Colón montera Bomarzo en 1972. Entre-temps l'œuvre aura été créée par l'Opera Society de Washington, faisant grand bruit autant par son sujet que par sa musique : l'écho sonore de l'événement, capté par Sony, reparaît ici pour la première fois au CD. L'opéra est radical, mêlant la parole au chant, jouant de l'orchestre comme d'un laboratoire de sons ; une œuvre où tout interfère avec tout et dont la structure musicale et dramatique est une succession de quinze scènes à l'ordre chronologique inversé. Sujet véritable plutôt que le stupre et la dépravation physique et morale : l'histoire d'un homme laid, Pier Francesco Orsini, condottiere difforme, bossu, impuissant. Le sujet fait écho au Nain d'Oscar Wilde (L'Anniversaire de l'Infante) qui inspira Schreker et Zemlinsky, ou aux Stigmatisés. Ginastera en tire un portrait à la fois terrifiant et bouleversant commencé dès l'enfance, où on le voit raillé et torturé par ses frères, terrorisé par son père qui l'expose face à un squelette, humilié par son reflet dans un miroir alors que la courtisane Pantasilea doit le dépuceler, blessé à jamais par la préférence amoureuse de son épouse Julia Farnèse pour son frère Maerbale qu'il fera assassiner. L'œuvre pourrait être sinistre, c'est un diamant noir - mais un diamant tranchant qui mène loin dans la psyché des personnages.

Elle est surtout redoutablement efficace et portée ici par le feu sacré qui anime les créateurs. Salvador Novoa ne laisse rien ignorer des tourments d'Orsini, Brent Ellis campe un Maerbale séducteur et violent, Isabel Penagos est touchante en Julia Farnese, les comprimari sont parfaits jusqu'aux enfants - ensemble que contrebalance la direction un rien froide de Julius Rudel, immergé dans cet orchestre-monde comme un savant fou. Ici, plateau et fosse sont deux univers parallèles plutôt que sécants, à l'image du rapport mis en place en 1960 par Zimmermann pour Die Soldaten. Car Bomarzo est bien l'un des jalons d'importance d'une décennie lyrique qui osait tout et projetait l'opéra dans la modernité. Temps révolus que le Teatro Real de Madrid essaiera de retrouver la saison prochaine en affichant cet opéra oublié, confié à Pierre Audi - Joan Matabosch concrétisant le souhait de Gérard Mortier, que l'œuvre fascinait.

J.-C.H.