Andrei Popov (le Gaucher), Edward Tsanga (Platov), Vladimir Moroz (Alexandre Ier, Nicolas Ier), Kristina Alieva (la Puce), Maria Maksakova (Princesse Charlotte), Andrei Spekhov (le Second Capitaine), Orchestre et Chœur du Théâtre Mariinsky, dir. Valery Gergiev (Saint-Pétersbourg, live 2013).
CD Mariinsky MAR0554. Livret en russe et en anglais. Distr. Harmonia Mundi.

 

Rodion Chtchedrine est aujourd'hui l'un des personnages les plus en vue de l'establishment musical russe. Son dernier opéra en date, le cinquième à son catalogue, doit en partie son caractère imposant et spectaculaire au contexte de la commande : destiné à célébrer l'inauguration de la salle Mariinsky II de l'opéra de Saint-Pétersbourg, l'ouvrage exalte, à travers le célèbre roman éponyme de Nikolai Leskov et son personnage principal du Gaucher, une allégorie du talent russe inné. S'il a conservé la figure principale de cet artisan analphabète et bigle mais extrêmement adroit et ingénieux, le compositeur a édulcoré dans le livret conçu par ses soins la langue truculente pleine d'innovations lexicales pseudo-populaires du texte original. De ce roman de conteur, il retient le fond tragi-comique qui devient l'une des caractéristiques les plus saillantes de son opéra. Cette confrontation entre le rationnel (le royaume britannique) et l'irrationnel (la Russie tsariste) joue parfois avec le grotesque, que Chtchedrine a traité musicalement par la parodie (musique « baroque » ou pompeuse à la cour de la Princesse Charlotte, coloration médiévale ou chants « populaires » en Russie).

La distribution, entièrement russe, pourra paraître exotique aux auditeurs d'opéra français contemporain. Les voix, puissantes et très colorées, concourent à la force d'impact de cette production pétersbourgeoise. Plus impressionnant encore que les deux tsars incarnés par Vladimir Moroz, le Platov du baryton-basse Edward Tsanga est extrêmement énergique et consistant dans le grave. Surpassant en souplesse Alexander Timchenko (le Comte Kiselvrode), Andrei Popov campe grâce à son agilité de ténor léger un Gaucher très spirituel et spontané, n'hésitant pas à minimiser à quelques occasions ses performances vocales pour le bienfait de la comédie. Il tient assurément l'un des rôles phares de cette production, le second étant celui de la Puce mécanique miniature, atout dramaturgique auquel la soprano Kristina Alieva donne une magnifique consistance musicale. La Princesse Charlotte de Maria Maksakova profite elle aussi de la dynamique comique, dont l'antithèse tragique survient au beau milieu du second acte qui amènera tempête et double naufrage - maritime et alcoolique. Le Second, qui rentre alors en scène, nous gratifie d'un vibrato... à donner le mal de mer. Outre la dramatisation du discours musical, on pourra apprécier l'écriture désordonnée qui caractérise avec virtuosité le duo d'ivrognes.

L'orchestre de Chtchedrine est énergique, finement instrumenté (avec recours aux timbres inhabituels de percussions, aux flûtes à bec et appeaux, à la balalaïka, sans kitsch ni débordement anecdotique), et ses alliages de timbres, parfois difficilement traçables, sont toujours aussi efficaces qu'originaux. Pour ces coloris fauvistes, la phalange du Mariinsky est idéale. Outre les brillants interludes, on appréciera les épisodes choraux, évocateurs de la liturgie orthodoxe, et aussi les références aux chants populaires distillées par deux voix de femmes qui jalonnent l'opéra - ou bien prises en charge par le Gaucher lui-même. À la touchante berceuse de la Puce succède dans l'épilogue un très beau chœur funèbre a cappella aux faux airs d'Adagio de Barber, qui arracha au public pétersbourgeois des applaudissements nourris lors de la production de création ici captée.

P.R.