Retour attendu et musicalement somptueux de la Médée de Marc-Antoine Charpentier à l’Opéra de Paris, où brillent les astres de Lea Desandre, Médée incandescente, et d’un William Christie inspiré.

Cela paraît inconcevable : quand en 1993, l’année de son tricentenaire, la Médée de Marc-Antoine Charpentier, une fois rodée à Caen et à Strasbourg, fut présentée Salle Favart – alors deuxième salle de l’entité Théâtre national de l’Opéra – elle n’avait pas été jouée à l’Opéra de Paris (alors Académie Royale de musique) depuis1694 ! Mais la production de Jean-Marie Villégier et William Christie avait été alors sinon une résurrection (entreprise déjà par Jean-Claude Malgoire en concert à Radio France en 1976, puis par la production scénique de Bob Wilson et Michel Corboz à Lyon, et un premier concert de Christie et des Arts Florissants au Châtelet), mais bien une entrée en gloire dans la légende.

D’une élégance rare, d’un impact profond, leur spectacle avait été conçu comme une invitation à retrouver l’œuvre dans sa plénitude historique. Non comme la reconstitution d’un spectacle original dont on ne sait pratiquement rien, mais bien comme recréation de l’esprit du temps, vu au philtre de 300 ans d’histoire et de culture du spectacle lyrique, ainsi que le duo l’avait si bien réalisé pour Atys déjà, en 1987, marquant en France le retour triomphal de l’opéra du XVIIe siècle.

C’est ce souvenir ébloui qu’on avait à l’esprit, au Palais Garnier, tandis que dans la fosse, le même William Christie, s’exonérant – c’est heureux – du prologue apologique et guindé – imposait aussitôt la priorité sculpturale de la souplesse de ligne de Charpentier. Côté visuel, le décor de Bunny Christie offrait un grand salon classique, lambrissé de gris, et posé en oblique par rapport au plateau. Une autre façon de retourner au grand siècle ? Pas vraiment. Une malle cabine entrouverte, un siège noir rotatif à pieds d’alu, deux bureaux en acier, la petite robe noire chic d’une Médée quasi adolescente, les quelques soldats passant au pas derrière les trois hautes doubles portes vitrées dans le même uniforme kaki que celui d’un Créon qu’on a voulu identifier à un de Gaulle en son exil londonien, installeraient vite l’action aux années 1940, en pleine deuxième tourmente mondiale, offrant au contexte belliqueux de l’œuvre, soudain exagéré, un poids égal au drame intime de Médée.

On comprendrait surtout qu’en trente ans, mettre en scène soit devenu tout autre chose que ce qu’avait proposé l’imaginaire historiquement informé de Jean-Marie Villégier. Aujourd’hui, il faut marquer d’un autre sens l’œuvre, qui devient prétexte virtuose d’abord, plus que fond de la représentation. David McVicar sait faire, bien entendu, cela fonctionne, cela vit même, cela ne trahit pas vraiment la narration, certes, mais le style de l’œuvre, si. Ainsi, quand à l’acte II, le grand divertissement qu’offre Oronte à Créuse nous transporte à Broadway, avec entrée d’un zinc de l’US Air Force, tout pailleté de rose, et baptisé Cupidon, avec matelots en tenue de pont blanche, girls fort déshabillées, et Amour travesti, c’est bien On the Town de Bernstein qu’on convoque – ô arbitraire – plutôt que la mythologie grecque et l’opéra du Grand Roi au sommet de sa gloire.

On reconnait que ce morceau-là est éblouissant (porté qui plus est par un Christie et des Arts Florissants vibrionnants) même s’il importe une dimension temporelle parfaitement hors sujet, et un style de musical anachronique. À l’acte III, l’invocation des noires filles du Styx, sera autrement banale dans son traitement – avec les reptations outrées de ses apparitions infernales, tant de fois vues – et n’aura pas ce pouvoir de séduction immédiate. Et c’est bien la question du dévoiement qui agace alors : réussi, il transforme le spectacle, mais trop sage, il paraît ne point exister…  L’époque est décidément perverse.   

La production, bien rodée – elle a été créée à l’ENO voici neuf ans, et reprise à Genève entretemps – hésite de fait entre les deux options. Elle pourrait s’y perdre, tant il est de moments où l’on grince intérieurement devant ces clins d’œil obligés (l’amour aveugle et donc à lunettes noires et canne blanche), ces tics répétés, faciles, faits pour être mode, et surtout compréhensibles des acculturés qui forment paraît-il ce public d’opéra d’aujourd’hui que les codes et références anciens laisseraient à l’abandon.  

Il n’en sera rien pourtant, car la tragédie n’aura perdu aucun de ses droits, contrairement au contexte guerrier. Les personnages des princes guerriers auront beau être limite ridicules : pauvre Oronte, balourd en aviateur infatué de sa personne, triste Jason coincé dans ses choix comme dans son uniforme de parade, perdant sa dignité par aveuglement amoureux… Et ce roi de comédie, Offenbach pas si loin, obligé de se déplacer en sautillant, pantalon sur les chevilles pour séduire les images multiples de sa fille ne le sera pas moins. Les femmes, suivantes effacées (Nérine, discrète, impuissante,) ou princesse rutilante (Créuse, blonde platinée hollywoodienne), sachant garder plus de dignité, la grande chance du spectacle s’appelle alors Lea Desandre, qui endosse de tout son corps longiligne et frêle le personnage de la jeune épouse délaissée, digne d’empathie, puis celui de la magicienne, moderne et  grandiose, dont l’intensité saisit et ne lâche pas un instant l’attention.  

L’art du bien dire et du bien projeter tout à la fois, le soin du texte (stylé, le livret est signé Thomas Corneille, le frère, et adapté de la pièce de Pierre), le racé du timbre, chaleureux, animé, la technique qui ne se prend jamais en défaut, font qu’on croise ici une formidable incarnation. Passer ainsi d’une créature inquiète, victime du machisme de son entourage xénophobe, perdue enfin, à une machine de colère, de haine et de dévastation qui envahit la scène de la présence impérieuse d’un théâtre qui sait ce que se servir de son corps veut dire est trop en dehors des conventions – même du baroque – pour ne pas être remarquable. Du frisson de la princesse dévastée par la trahison qu’elle pressent, aux raucités de la magicienne implacable parce que bafouée, la chanteuse actrice domine la scène de toute sa personnalité.

Face à cet aboutissement, la Créuse d’Ana Vieira Leite, soprano tout de charme, de délicatesse, de ravissement offert fait contraste, de clarté comme de pureté, même si McVicar lui refuse une dimension plus tragique dans la mort qui n’est touchante que par le chant.

Jason a lui l’élégance, le chic même de l’officier de marine, que le mensonge et l’hypocrisie érodent à peine. Mais l’art du chant et la technique impeccable de Reinoud Van Mechelen, alliant suavité du séducteur et éclat du chef de guerre dans un timbre malléable autant que raffiné, lui donne une dimension duelle réussie. Duel aussi, Oronte, son rival malheureux, prend les traits ronds de Gordon Bintner, qui avec son côté amoureux aveuglé, exprime peu à peu sa prise de conscience d‘un timbre sombre et sonore à souhait. Gris est celui de Laurent Naouri, ce qui n’empêche ni les nuances à foison, ni la présence d’un chef matois que le destin piège à son insu, finissant fou, libidineux, avant de tuer le prince d’Argos. Parfaites, la prenante Nérine d’Emmanuelle de Negri, la belle Cléone d’Elodie Fonnard comme l’Amour pétulant de Julie Roset, au milieu de seconds plans excellents, qui débutent tous à l’Opéra de Paris, et des chœurs des Arts Florissants somptueux. C’est d’autant plus un enchantement musical, que William Christie, qui connaît la partition comme personne, et a su forger son orchestre en instrument idéal, souple et sonore, varié et séduisant au possible, pour ce style français qu’il adore, le rend plus nerveux et théâtral encore que dans l’enregistrement de sa réalisation magistrale de 1995.

On en a souvent oublié la production, car l’œuvre était ce soir d’abord et triomphalement musicale.

P.F


Lea Desandre (Médée). © Elisa Haberer / Opéra national de Paris