Pour fêter Puccini l’année du centenaire de sa mort, l’Opéra national de Lyon présente la très rare Fanciulla del West – peut-être son opéra le plus méconnu à l’exception de ses deux premiers titres. D’une écriture toute singulière, avec peu d’airs, une choralité assumée au I et au III à partir d’une multitude de petits rôles, et un orchestre au langage particulièrement moderne, la musique de La Fanciulla montre Puccini tel qu’il fut à partir de 1910 – dans sa version la plus radicale. En outre, le livret a de quoi déconcerter. Si, formellement, il s’agit de l’unique happy end du corpus puccinien (à l’exception de Gianni Schicchi), on garde un goût amer d’absence à la fin de l’opéra : le spectateur se trouve ainsi immanquablement dans la position des chercheurs d’or qui peuplent le saloon « La Polka », c’est-à-dire dépouillés de Minnie, leur seule pépite. Fascinant et précis dans la représentation de la vie du Far-West où la solidarité le dispute à la violence, et le mal du pays à la fièvre de l’or, le livret est des plus touchants en brossant le tableau d’une humanité paumée et hagarde. Inhabituel, certes, mais moins éloigné des précédents opéras pucciniens qu’on ne veut bien l’admettre, et une incontestable réussite musicale et théâtrale. Aux scènes de foules du I et du III, s’oppose la tension toute hitchcockienne du dénouement du II, et la tendresse diffuse du I, après être passés par la noirceur, la violence et l’amertume.

Tatjana Gürbaca réalise un spectacle attentif à l’œuvre et ses multiples inflexions, mais sans porter un regard à la mesure de la singularité de l’opéra. Devant une grande toile grise, évoquant les nuages des « cloudy mountains », un dispositif scénographique rocheux évoque tour à tour le comptoir du saloon ou la chambre de Minnie, mais au dernier acte, ce volume apparaît décomposé… comme la communauté des mineurs. Ce décor, tout comme les costumes des personnages, décline une palette de couleurs pâles, poussiéreuses… on est bien dans la Californie aride des westerns. La direction d’acteurs est précise, bien menée et toujours renouvelée, et ménage aussi de beaux tableaux comme autant de cadrages cinématographiques que les lumières subtilement utilisées mettent en valeur. La proposition visuelle convainc mais n’est pas mise au service d’une lecture et peine à caractériser les motivations des personnages, dans leurs élans comme dans leurs doutes.

La part prise par les personnages secondaires dans La Fanciulla del West est si importante qu’une partie du drame et de la peinture des mœurs de l’ouest américain repose entièrement sur la cohérence, l’homogénéité du groupe, en même temps que sur la singularité des interprètes. La distribution réunie s’avère parfaitement convaincante, on distinguera ainsi le Nick touchant de Robert Lewis, l’Ashby bien timbré de Rafał Pawnuk, la belle voix et le sens de l’incarnation de Léo Vermot-Desroches dans le rôle de Harry, enfin le timbre chaleureux et la voix généreuse de Thandiswa Mpongwana (Wowkle). Mais à vrai dire, l’ensemble des interprètes se situe à un très haut niveau.

Les premiers rôles sont interprétés par des artistes italiens qui garantissent l’italianità de ce western-spaghetti. Claudio Sgura (Jack Rance) a la voix sombre du personnage, peut-être aussi une certaine fatigue vocale qui ne messied pas au shérif désabusé. La ligne de chant pourrait être moins générique mais le personnage demeure crédible, particulièrement dans ses éclats de violence. Riccardo Massi prête sa voix puissante mais néanmoins souple et charmante à Dick Johnson, il assure parfaitement le caractère séducteur et la passion du personnage. En outre, son chant rend justice à la phrase et pas seulement au mot. Enfin, Chiara Isotton propose une Minnie d’un genre inédit, adaptée à ses propres moyens. La voix est longue et parfaitement homogène, ample sans être unilatéralement dramatique, la soprano joue d’une belle sensibilité et d’un sens de la ligne consommé pour évoquer la nostalgie de son enfance ou s’apprêter avant l’arrivée de Dick au II. Elle assure aussi la colère et la tension, sans contrefaire une largesse de voix qu’on entend habituellement dans ce rôle. Touchante et d’une expression très variée, Chiara Isotton signe un très beau personnage.

Finalement, l’orchestre n’est-il pas le personnage principal de cette partition ? On est en droit de le penser à l’écoute de la prestation de l’orchestre de l’Opéra de Lyon sous la direction de Daniele Rustioni. Puccini, très fin orchestrateur, a écrit une musique riche, faite de couleurs harmoniques modernes (on entend l’influence d’un Debussy par exemple, voire dans certains gestes, d’un Strauss), de rythmes « à l’américaine » (cake-walk, ragtime…) et de combinaisons de timbres suggestives. Cette musique est tout à la fois élan, comme dans la brève ouverture, mais aussi raffinement et précision. Puccini développe un art de la miniature en perpétuelle mutation – notamment au premier acte où s’enchaînent les saynètes sur la vie du saloon. Le directeur musical de l’Opéra de Lyon rend parfaitement justice à ce kaléidoscope puccinien, il insuffle une énergie qui donne vie au drame sans jamais verser dans l’excès et ménage les jeux de tension et d’alanguissement avec une souplesse égale. L’orchestre prodigue ainsi des sonorités opulentes tout en s’inscrivant dans un récit excellemment mené. Le chœur d’hommes est au diapason de l’orchestre, éminemment théâtral et musical.

Ce spectacle de haut vol pour une rareté puccinienne de premier ordre suscite l’enthousiasme d’un public mélangé, et notamment d’un groupe d’élèves qui manifeste son ravissement avec une énergie communicative dont les artistes se délectent aux saluts, parachevant une soirée réjouissante.


J.C


© Jean-Louis Fernandez